lundi 31 janvier 2011

A la nuit tombée.. (30)

 A la nuit tombée, je retourne au village dans l’espoir de le revoir. Je me fais harponner par un gars parlant l’anglais. Il dit me connaître de vue, mais ne jamais avoir osé m’aborder d’emblée. Mais cette fois-ci, il a un prétexte, il m’invite à une party qu’il organise demain soir. Je lui réponds:
  -Tu vois je ne mords pas et je m’appelle Eliette.
  -Moi, c’est Igal. Alors, Eliette, tu viendras demain?
  -D’accord, cela se passe où?
  -Tu vois, au bout de la rue, à côté de la fontaine, la maison aux fenêtres en ogive? C’est là.
  -Bon, je passerai, alors à demain!
  Entre Gilberte et moi, une tension s’installe; sa possessivité m’angoisse. Lâchement, je n’ose aborder le sujet. J’étouffe, j’ai besoin de prendre un peu de distance, de voir du monde.
  Le soir venu, je me prépare pour la party . En descendant les escaliers, on a une vue  plongeante et partielle de la salle à manger par une ouverture vitrée au-dessus de la porte. C’est là que j’aperçois Gilberte assise seule à la grande table. J’ai l’impression qu’elle m’épie; furtivement, je baisse la tête, échappant ainsi au regard de ma geôlière. Je n’aime pas les embrouilles, mais Gil ne me laisse pas le choix et me pousse à un comportement puéril, son amour exclusif en est la cause. Je fuis, le coeur lourd.
  Sur le chemin, j’entends au loin une cacophonie indescriptible provenant de la fête qui semble battre son plein! Devant la porte, je suis accueillie par des garçons et des filles,  clopes au bec, bières à la main. ils me disent que ce n’est pas la peine d’essayer de monter là-haut, qu’il y a tant de monde que l’on risque de se faire écraser! Je m’y risque quand même. En effet, la pièce est bondée, je fais aussitôt demi-tour et me retrouve dans la rue, ne sachant que faire. Au moment où je décide de partir, quelqu’un dévale les marches quatre à quatre, me tire par le bras, me bafouille à l’oreille des mots dans un anglais très approximatif:
  -C’est nul ici, allons ailleurs!
  Médusée, je me retrouve face à l’homme de l’autre jour, l’homme fauve, c’est bien lui!

dimanche 30 janvier 2011

Arrivée au commissariat.. (29)

  Arrivée au commissariat, je subis les formalités d’usages. Ne connaissant pas mes droits, je n’ai aucune revendication. On me jette littéralement dans une cellule qui sent la pisse, et les murs  couverts de graffitis obscènes. Il n’y a même pas un banc pour s'asseoir... Toute la nuit, des portent claques, des grilles grincent, des hommes crient, je ne ferme pas l’oeil. Au petit matin, on vient me chercher. Je peux sortir à condition de payer une caution de mille livres! Je rétorque que je n’ai pas une telle somme, on me répond que je peux contacter quelqu’un qui pourrait m’aider. Je passe en revue mes sauveurs éventuels, les rares personnes que je connais sont des paumées. A qui  pourrais-je demander un tel service, je n’en vois qu’un, le mari de Sylviane. D’ailleurs, je sais leur numéro de téléphone par coeur. Il est tôt, Jean-François est certainement encore chez lui. Je l’appelle, non sens trac, car après tout, je le connais à peine, j’ai dû le voir trois ou quatre fois. Quelqu’un répond, c’est Jean-François. Je lui explique ma situation. Après un long silence, il me dit être prêt à m’aider, mais que cet argent, il doit l’emprunter à sa société, il faudra que je le rembourser au plus vite, et ajoute qu’il ne roule pas sur l’or. Je poireaute encore toute la matinée dans ce lieu infâme. Mon calvaire prend fin en début de soirée. Jean-François vient me chercher et me dépose au couvent. Gilberte est au courant de tout et pour cause, des policiers en civil sont venus perquisitionner au couvent! Gil m’a attendue toute la nuit, elle s’est fait un sang d’encre...
  Malgré cette mésaventure, je retourne me balader au village. C’est ainsi qu’un soir, j’aperçois un homme à l’allure singulière. Il a un visage saisissant, taillé au couteau. Le nez, grand et busqué, le teint bistré sous une tignasse de boucles noires et désordonnées qui lui pendent devant les yeux. Son regard sombre et sévère est presque inquiétant. De taille moyenne, son corps est nerveux et musclé. Il émane de lui une bestialité archaïque. Depuis, cet homme hante mes pensées, j’ai l’intime conviction que nos chemins doivent se croiser. 
  

samedi 29 janvier 2011

Les jours s'égrainent.. (28)

   Les jours s’égrainent, moroses. Après le souper, j’ai pris l’habitude de flâner au village. Je ne parle à personne, j’éveille cependant la curiosité avec mes longs cheveux teints au henné. Je me suis même fait draguer par un type l’autre soir. Il était plutôt avenant mais pas vraiment futé; il me posait les questions habituelles, d’où je venais, où je logeais et pour combien de temps, si j’étais seule... J’allais poursuivre mon chemin, quand soudain sortie de nulle part, une furie s’avança vers moi et me dit en gueulant: «Eh, toi! Tu veux me piquer mon homme, sache que cela ne se passera pas comme ça! Tu le payeras cher, tu verras!» Je lui dis qu’elle pouvait être sans crainte, que son mec ne m’intéressait absolument pas, qu’elle pouvait dormir tranquille!
  Ce matin, je me rends pour la énième fois au ministère. En descendant de l’autobus, je reconnais la femelle de l’autre jour, elle me bouscule sans un regard ou un mot d’excuse. N’ayant pas pris au sérieux ses menaces, je ne suis pas troublée par sa présence. Elle marche devant moi, et se dirige vers un agent en faction sur le trottoir et lui parle. Au moment où je passe devant eux, le flic fait un pas vers moi et me dit: 
  -Tes papiers!
  Etonnée, je demande:
  -Que se passe-t-il?
  -Je te demande tes papiers, allons, je n’ai pas que cela à faire!
  Je lui tends mon passeport avec rage et lui dis:
  -Tenez donc, les voilà!
  -N’essaye pas de faire la maligne, n’aggrave pas ton cas! Et tant que j’y suis, passe-moi ton sac, que je vois ce que tu as là-dedans!
  Je m’exécute, ne comprenant pas ce qu’il m’arrive. D’un air triomphal, l’agent sort de mon sac une chose emballée dans du papier alu. Mon sang ne fait qu’un tour, je n’en crois pas mes yeux, c’est du shit qu’il a entre les doigts! Aussitôt, tout devient clair dans ma tête. Cette salope a dû glisser la barrette dans mon sac au moment où elle m’a bousculée pour me dénoncer ensuite au flic. Comment expliquer cela à ce crétin, ce n’est même pas la peine d’essayer; entre temps la garce a disparu; elle m’a bien eue. Aussitôt, je suis menottée et emmenée dans un panier à salade garé plus loin; les badauds nous entourent, je me sens humiliée comme jamais je ne l’ai été

vendredi 28 janvier 2011

Sylviane.. (27)

 Sylviane vient presque tous les dimanches soir. C’est l’amie idéale, intelligente, drôle, mais c’est elle qui décide de tout, un vrai petit dictateur! Personne n’est parfait...
  Elle m’invite à passer deux jours à Eilat, on dormira sur la plage. Le lendemain, de bon matin, elle vient me chercher avec sa petite Fiat blanche, un vieux machin tape cul, à toit ouvrant!
  Tout au long du voyage, elle me confie qu’elle n’est pas satisfaite, qu’il lui faut un changement radical; elle remet en cause sa vie avec Jean-François; le rôle d’épouse modèle ne lui convient pas. Je n’en saurai pas plus, elle ne sait pas elle-même de quoi elle a envie; j’ai l’impression qu’elle me cache quelque chose...
  Ces deux jours se sont passés trop vite. Je retrouve Gilberte qui ne semble pas perturbée par cette amitié soudaine; elle trouve que Sylviane est une bourge. Elle ne me fait aucun reproche sur mon absence. Les jours suivants, le travail nous fait oublier nos préoccupations affectives. Pendant une semaine on ne prononce plus le nom de Sylviane. Dans la torpeur d’une après-midi, en pleine sieste, soeur Flo vient me prévenir que j’ai un appel; je descends. C’est Sylviane. En fait, elle téléphone pour m’annoncer qu’elle divorce et retourne à Paris pour continuer ses études de psychologie. Son départ est prévu pour après-demain. Je l’écoute sans prononcer un mot, je suis abasourdie et profondément blessée. Je ne comprends pas; elle devait déjà avoir pris sa décision depuis longtemps, bien avant notre petite escapade à Eilat. Pourquoi me met-elle de façon si abrupte devant le fait accompli. Je lui raccroche au nez. Je retourne dans ma piaule et m’enferme à double tour pour pleurer en toute impudence.
  Le lendemain, Sylviane m’appelle et me donne rendez-vous dans le petit square en bas de son immeuble. Elle m’attend sur un banc, se lève et vient vers moi; on s’enlace, je ne peux réprimer mes larmes, elle m’embrasse doucement et dit:
   -Ma petite Eli, ne sois pas triste, je ne t’ai rien dit pour ne pas te faire de la peine! Tu essayes de croire que tout a été réel, moi je te dis que tout est vrai et que ça recommencera; de toute façon, la vie n’est pas linéaire, il ne s’agit pas d’un train avec des wagons bien classés. C’est plutôt un jeu de prisme dans lequel se réfléchissent mille lumières en même temps et nous, nous essayons de neutraliser les jeux de l’Un au multiple, c’est le principal de notre activité! Cela fait du bien de tailler une bavette avec toi, mon chou! Tu sais bien que je t’aime vraiment, allons, ne fais pas la gamine et promets-moi de m’écrire, de me raconter des histoires, tu sais, les histoires parlent plus que les impressions subjectives. Il faut croire en la force du récit!
  
  

Cela fait une semaine.. (26)

    Cela fait une semaine que Lisa est arrivée et avec elle, sa mythique légèreté.
  Soeur Florenzina l’appelle mon petit papillon. Lisa est une de ces femmes qui s’arrange pour être le centre du monde et cela fonctionne presque toujours, elle possède évidemment quelques atouts, un corps de danseuse, fin et musclé, d’étonnants yeux bleus dans un visage de brune au teint mat. Elle agace très vite les femmes, les hommes se laissent appâter et sautent à pieds joints dans le collet de la séduction. J’ai souvent eu pitié de ses proies sans défense, qui tel des insectes, tombent dans une plante carnivore! Bien sûr, on me taxera de jalouse, mais il n’en est rien, elle me fascine et grâce à ses nombreuses relations, je fais parfois de belles rencontres.
  Lisa décide de me sortir de ma tour d’ivoire. Nous irons en fin d’après-midi rendre visite à Sylviane, la femme que je dois absolument rencontrer...
  Nous sommes assises dans un appartement tout ce qui a de plus banal. Sylviane nous sert à boire, elle s’affale dans un fauteuil face à nous. L’impression de vouloir masquer une grande féminité sous ses manières de garçon manqué m’apparaît évidente. Elle a un beau visage, une grande bouche sensuelle, et un regard qui me trouble. Le nez dans mon whisky, je suis intimidée. Pourtant, la conversation va bon train; de toute évidence Sylviane s’amuse et pose beaucoup de questions. Me sentant crispée, elle me taquine et finit par me mettre quelque peu à l’aise. Je la sens intriguée par mes récits sur ma vie au couvent, elle promet de venir faire une visite un de ces jours.
  En rentrant, je presse Lisa de questions, je veux tout savoir de cette femme.
  -Comment l'as-tu connue? 
 -Par son mari, Jean-François, un type sympa, mais je trouve leur couple mal assorti! Dis-moi Eliette, pourquoi toutes ces questions? 
  -Oh, simple curiosité!
  En fait, je n’arrête pas de penser à elle. 
 Quelques jours plus tard, Sylviane s’amène de son air nonchalant, abritée derrière d’énormes lunettes de soleil noires, malgré l’heure tardive.
   -Salut Eliette! Alors, c’est ici que tu crèches? Putain! Quel endroit génial!
  -Viens, faisons le tour du jardin, avant que la nuit tombe et après je te présenterai Gilberte.
   -Et Lisa, elle est où?
  -Oh, elle a rencontré un mec qui l’a emmenée dans le Sinaï, elle a encore fait une victime! Je suis très contente que tu sois venue si vite.
  -Le dimanche soir, vers dix-huit heures j’ai mon ulpan*, après je pourrais venir ici comme aujourd’hui.
  -Cela tombe bien, on ne travaille pas le dimanche. 
   Je suis étonnée et ravie que je l’intéresse un tant soit peu!


*cours intensif d'hébreu

mercredi 26 janvier 2011

Décidément, quel étrange pays.. (25)

  Décidément, quel étrange pays! Mais je ne me décourage pas; d’un pas décidé, je remonte le chemin qui mène au couvent.
  Après cette rude journée, quel bonheur de retrouver le jardin. Je suis accueillie par Prégo qui frétille de la queue et me léchouille les pieds, Gilberte est sûrement dans les parages. La voilà qui arrive tête baissée.
  -Tu m’as l’air préoccupé, que faisais-tu?
 -J’étais allée voir les artichauts, il va falloir les couper bientôt. Et toi, comment ça s’est passé au ministère?
  -Oh, je te raconterai plus tard!
  -Passe chez moi dans une heure, on prendra l’apéro, j’ai également des choses à te dire!
Vautrée dans les coussins, je raconte mes péripéties à Gil qui m’écoute en sirotant son raki.
  -A propos, c’est quoi les choses que tu avais à me dire?
  -Eh bien voilà, ce matin, je vois soeur Geneviève en arrêt devant ta plantation de marie-jeanne, elle me demande: 
  -C’est quoi ces plantes, Gilberte?
  Embarrassée, je lui sors, du tac au tac:
  -Ce sont des plants de tomates!
  -Mais ils sont énormes et je ne vois aucune tomate!
  -Oh, mais c’est expérimental, ce sont des espèces rares qui donnent peu de fruits!
  -Des plantes ornementales en quelque sorte!
  -En quelque sorte, oui, on peut dire ça!
 -Et en plus, elles ont une odeur très particulière, comme tout cela est intéressant ma chère Gilberte!
  -Tu t’imagines la scène! La brave Geneviève avec ses petits yeux plissés, opinant du chef d’un air attentif et grave de bonne élève. M’a-t-elle crue, je n’en sais rien! Mais j’ai mauvaise conscience de lui avoir raconté des bobards, c’est de ta faute, tu me mets dans des situations qui m’obligent à mentir!
  -C’est la meilleure! Tu oublies que tu étais d’accord et même enthousiaste!
  -Oui, mais je crois qu’il va falloir les arracher, ils font presque deux mètres!
  La mort dans l’âme, j’accepte de détruire le tout, en gardant seulement les sommets pour ma consommation, avec le reste, on fait un feu de joie qui nous enivre jusque tard dans la nuit...

mardi 25 janvier 2011

Sur le chemin du retour.. (24)

  Sur le chemin du retour, je ressasse les événements de la journée. J’éprouve de la révolte et de l’impuissance, comme lors de cette expérience douloureuse à mon arrivée dans le pays: 
  De l’aéroport, je prends le bus et descends à la gare routière de Tel-Aviv. Chargée d’un lourd sac de voyage, je me dirige vers l’appartement qui a été mis à ma disposition par une amie d’une amie de ma mère qui habite quelque part dans le centre ville. Ne connaissant pas le chemin, je hèle un de ces taxis collectifs, le chauffeur sort pour placer mon bagage dans le coffre qu’il prend soin de fermer à clef. Je monte à l’arrière, mais l’homme me dit en français avec l’accent pied-noir:
  -Installe-toi à côté de moi, tu vois bien que tu es la seule passagère!
  N’y voyant aucun mal, je m’assieds à l’avant. Ce petit bonhomme n’est d’ailleurs pas impressionnant, il est plutôt repoussant et un peu crade. Je lui demande pourquoi il n’y a que moi dans son tacard, il me répond:
  -C’est que je rentrais chez moi quand je t’ai vue, je me suis dit qu’on ne pouvait pas laisser une jolie fille seule au bord de la route!
  -Trêve de plaisanterie, conduis-moi, Rehov Sokolov, au n°17,  s’il te plaît!
  -D’accord, ne t’énerve pas ma jolie.
 Après quelques détours, me semble-t-il, nous arrivons dans la Sokolov, une rue résidentielle, partout les mêmes immeubles blancs à balcons de style Art Déco.
La personne qui m’héberge est absente et m’as laissé des consignes précises, ne laisser entrer personne, fermer les volets avant de partir et toujours fermer la grille du jardinet, étant donné qu’elle habite au rez-de-chaussée. Les clefs sont cachées sous la jardinière, sur l'appui de fenêtre. Je paye le chauffeur, et lui demande de me donner mon bagage, c’est là que je comprends soudain que quelque chose cloche. Soi-disant, il ne parvient plus à ouvrir le coffre, je lui dis qu’il l’a fermé à clef, il me répond:
  -C’est absurde, il y a longtemps que je les ai perdues!
  Je ne sais pas qui de nous deux divague. D’une voix lasse, je lui demande:
  -Que faut-il faire maintenant?
  -On va chez toi, tu dois bien avoir un bout de fil de fer?
  -Ce n’est pas chez moi ici.
  -Peu importe! Je trouverai bien de quoi ouvrir ce foutu coffre!
  Je trouve les clefs de l’appartement sous la jardinière et ouvre la porte, suivie de près par le bonhomme. Il farfouille dans un vide poche déposé sur une console dans l’entrée; pendant ce temps, je me dirige vers la salle de bain pour me passer de l’eau sur le visage. Tout à coup, la porte claque. Je me retrouve face à ce crétin de chauffeur qui me plaque contre le mur avec une force incroyable, j’ai beau me débattre, il m'arrache mes vêtements, descend son pantalon, m’enfonce sa bite en poussant des grognements, et éjacule aussitôt. Il me regarde d’un air torve et dit:
  -Maintenant, tu l’auras ton sac!
  Lentement, je me laisse glisser le long du mur et m’écroule sur le carrelage frais; je pleure sur moi-même et sur le monde...
  Ce fut mon premier contact en Terre Sainte...

lundi 24 janvier 2011

Ce matin.. (23)

  Ce matin, pas question de rigoler, il faut que je me rende en ville, au ministère de l’intérieur, mon visa de touriste expire, et je suis obligée de m’inscrire en tant que nouvelle immigrante; je n’ai pas d’autre alternative si je veux rester dans le pays. 
  Deux heures que j’attends mon tour parmi une foule de gens de toutes origines. Des hautes fenêtres sales éclairent à peine la salle d’attente. Des piles de dossiers écornés sont entassés dans les moindres recoins, l’atmosphère est lourde et saturée de poussière. Des fonctionnaires affairés courent dans tous les sens. Je déteste ce genre d’endroit, je déteste attendre, je déteste les paperasseries... Enfin, un homme arrive vers moi et me demande de le suivre, il me donne des formulaires à remplir.
  -Par ici, le rabbin va te recevoir dans un instant, en attendant tu peux déjà inscrire ton  nom, pays d’origine, et ta religion, me dit l’homme.
  -Attendez, pourquoi un rabbin? Vous faites erreur, je ne suis pas ici pour voir un rabbin, je viens pour régulariser mon séjour!
  -On est d’accord, tu attends ici, il se fait que mon chef est également rabbin, un point c’est tout et si cela ne te plaît pas, la porte est là!
  Encore une chance que presque tout le monde parle français, je pipe à peine deux mots d’hébreu. Cette fois, je me retrouve dans un couloir tout aussi triste que le reste. Une femme sort d’un bureau, laissant la porte entrouverte, de l’intérieur une voix crie, au suivant. Un barbu sans âge portant de petites lunettes rondes m’ordonne (sans lever la tête) de m'asseoir et de lui remettre le formulaire. 
  -Tu t’appelles Eliette D., et tu viens de Belgique, c’est bien ça?
  -Oui!
  -Et tu n’es pas juive! Car, à la question religion, tu as répondu, sans
  -Je suis de parents juifs.
  -Donc, tu es juive!
  -Oui, mais on peut naître juif et ne pas être croyant!
  -C’est là où tu te trompes.
  -Je regrette, je ne peux pas être d’accord avec vous!
  Le rabbi se gratte la tête sous sa kippa, se lève et sort de la pièce; après quelques     minutes, il revient accompagné d’un jeune barbu.
  -Shmuel, je t’en prie, explique à cette jeune fille! Moi je suis fatigué, elle est têtue comme une mule! Et ça recommence! A son tour le jeune barbu me fait la leçon, il m’explique aussi qu’il y a des avantages non négligeables liés au statut de nouvel immigrant et que si je persiste, j’aurais de grandes difficultés à obtenir la nationalité israélienne. De guerre lasse, je capitule.

dimanche 23 janvier 2011

Les semaines passent.. (22)

  Les semaines passent sans aucune ombre au tableau, le contact avec la terre m’apaise, mais pour combien de temps?
  Mon herbe a poussé au-delà de toute attente, elle est douce au toucher et dégage une délicieuse odeur finement poivrée. Je cueille quelques feuilles que j’étale au soleil à l’abris du vent, elles seront sèches ce soir. Le moment est solennel, allongée parmi les coussins du Kon-tiki, je me roule le joint. Gilberte me regarde avec méfiance, ses drogues à elle, c’est alcool et tabac, le reste, elle s’en méfie. La première taf me fait tousser, ce qui provoque l’hilarité chez Gil. Mais petit à petit, la sensimilla agit. J’arbore un grand sourire, tout me semble merveilleux, puis un fou rire s’empare de moi, suivi d’une fontaine de larmes.
  -Ma pauvre fille, si c’est ça tout l’effet, j’ai bien raison de m’abstenir! me dit Gil sur un ton ironique.
  -Tu te trompes, je me sens très bien, d’ailleurs, j’ai tort de fumer en compagnie de quelqu’un qui ne participe pas, et de plus, c’est ma propre production que je fume. 
  Ce matin, pas question de rigoler, il faut que je me rende en ville,  au ministère de l’intérieur, mon visa de touriste expire, et je suis obligée de m’inscrire en tant que nouvelle immigrante; je n’ai pas d’autre alternative si je veux rester dans le pays.

vendredi 21 janvier 2011

Aujourd'hui, dimanche.. (21)

 Aujourd’hui, dimanche, je suis installée au-dessus du passage voûté, sur la longue terrasse orientée plein sud. Un caméléon s’arrête devant moi sur le muret; de vert feuillage, il devient brun et se tient immobile, je tente plusieurs croquis, mais j’abandonne devant la difficulté de capter en quelques traits tant de beauté. Je rêvasse au soleil, me viens soudain l’envie d’un peu d’herbe, mais où en trouver... Comme par hasard, je reconnais Josh qui traîne en bas dans une allée, voilà l’homme de la situation, je l’appelle. Il arrive aussitôt, avec ses dreadlocks et ses faux airs de rasta.
  -Que puis-je pour toi?
  -Voilà, je cherche de quoi fumer!
  -Tu tombes mal, il me reste à peine de quoi faire un joint, mais j’ai quelques très bonnes graines dans ma poche, si tu les veux, je te les donne, tu pourras les planter, ce n’est pas la place qui manque ici...
  -Génial, merci beaucoup!
  -C’est de la sensimmilla, It get’s you high, man... Josh s’en va en chantonnant.
  Le soir venu, je cherche un emplacement propice pour une bonne croissance et m’en vais informer Gil. Je l’emmène voir l’endroit choisi pour mes cultures.
  -Tu vois, c’est là, il y a un bon ensoleillement, qu’en penses-tu?
  -Ce que j’en pense c’est que si cela se découvre, j’aurai des problèmes!
  -Mais qui à part nous viendrait ici, c’est à l’abri des regards et puis même...
  Gil se laisse convaincre. Dorénavant, un nouveau rituel s’instaure, chaque soir, après le dîner, nous allons voir la progression des semis. Peu de temps a suffit pour qu’apparaissent les premiers cotylédons. Je suis émue, plus que si je m’étais penchée sur un berceau!
  Ce matin, j’ai reçu une lettre de Lisa, une copine bruxelloise, elle a l’intention de passer me dire bonjour dans un mois ou deux, elle est élève de Béjart au Mudra; Lisa est une jolie fille, un peu fofolle et pleine de vie. Elle m’écrit que, lors d’une soirée (où elle adore se montrer), elle a fait la connaissance d’une certaine Sylviane qui habite Jéru, d’après Lisa il faudrait que je la rencontre, mais je me dis que cela peut attendre, le monde extérieur ne m’attire toujours pas. Pour l’instant, le microcosme du couvent, me suffit amplement. 

jeudi 20 janvier 2011

Cette semaine.. (20)

  Cette semaine, de nouveaux pensionnaires sont arrivés au couvent, parmi eux, une créature fellinienne, elle est très grande et dissimule ses épanouissements sous d’amples robes brodées. En fait, c’est l’amoureuse d’Arturo; je les ai aperçu s’embrassant goulûment; il était debout sur un parapet pour être à sa hauteur, et disparaissait dans les masses adipeuses de sa dulcinée. Il y a également Joshua, dit Josh, un hippie californien complètement déjanté; l’autre jour, nous l’avons surpris vidant à grandes lapées l’écuelle de Prégo, (la chienne de Gil), prétendant que ce n’était point par indigence, mais parce qu’il avait trouvé cette nourriture si appétissante...
  Ce soir, Gilberte tient réception sur le Kon-tiki. Elle a invité Danielle et Jean, un jeune couple français venu faire des études de théologie à l’Université Hébraïque, il y a aussi Arié, prof à Nanterre, venu pour un séminaire. Tous logent au couvent. Gil exulte, fière d’avoir pu réunir tout ce beau monde. Les discutions vont bon train, le raki coule à flot; à un moment donné nous sollicitons Arié pour nous donner un cours succinct de logique.
  -Qu’est-ce qui pour vous représente la profondeur? nous demande-t-il.
  Les réponses fussent. Moi, timidement:
  -La mer.
  -Excellent! me dit Arié.
  Gilberte s’insurge:
  -La mer, la mer, pour moi c’est horizontalité! Et puis, je m’en fous, c’est tiré par les cheveux, vos histoires!
  Elle maugrée, lance des invectives, m’accuse de vouloir séduire Arié, que je suis qu’une petite aguicheuse... J’essaye de la calmer, rien n’y fait. Une bonne engueulade est la seule manière pour en venir à bout lorsqu’elle est schlass. Alors, tête baissée, docile comme une enfant, Gil se dirige vers sa chambre.
  Le lendemain, gueule de bois épouvantable, Gilberte ne se souvient plus de grand-chose; je lui dis qu’elle a été infecte! Bien-sûr, elle ne me croit pas, et change de sujet.
  -Tu sais quoi? me dit-elle.
  -Dis-moi!
 -Notre fameuse apparition, qui s’appelle par ailleurs Linda, est partie avec son psy, ce matin.
  -Quoi, le type qui l’accompagnait c’était son psy?
  -Ben, oui, c’est soeur Geneviève qui m’a tout raconté. En fait, le séjour de Linda à Jéru faisait partie d’une thérapie.
  -Mais encore?
  -J’sais pas moi, je ne veux pas savoir!
 -Je crois qu’elle a simplement fait un transfert. En tout cas, moi je m’le serais tapé, son psy!
  -Mais tu es épouvantable Eli, tu ne penses qu’à ça.
  -Et alors, c’est de mon âge!
  -Bon, d’accord, je suis une vieille peau à tes yeux, mais j'ai toujours que quarante ans.
  -Mais ma parole, tu es jalouse!
  -A propos, tu sais qu’il y a une jolie vache au couvent?
  -Une vache! Mais où?
  -Ici-même, une jolie vache déguisée en fleur...
  -Arrête!
  Satisfaite de sa plaisanterie, elle m’enlace tendrement.

mercredi 19 janvier 2011

Dès les premiers Jours (19)

  Dès les premiers jours, j’ai su que Gil préfère les femmes, de toute façon je m’en fous, pour moi homme ou femme, c’est pareil, par contre, ce que je n’avais pas envisagé, c’est que Gilberte puisse tomber amoureuse de moi. 
  Il m’est arrivée de me sentir attirée par certaines de mes copines. Avec Dolorès, ma meilleure amie, il ne s’est jamais rien passé. Ce n’est pas son truc, pour elle, il n’y a que les mâles. On se partage nos conquêtes masculines, enfin partager, c’est un bien grand mot! Quand un homme s'intéresse à moi, elle a tôt fait de se l’accaparer! 
  On s’écrit régulièrement; ses lettres sont tantôt insouciantes, drôles, tantôt tragiques et désespérées, mais révèlent sa nature cyclothymique. J’ai toujours préféré les individus singuliers, les autres m’ennuient.
  Ce matin, Gilberte m’emmène visiter les ruches disséminées dans la garrigue, celle-ci étant petites, il faut les surveiller pour éventuellement recueillir des essaims pour les déplacer ensuite vers de nouvelles ruches. A mon grand soulagement tout ce petit monde se porte très bien d’après Gil.
  -Il suffira de récolter le miel en septembre, tu verras, c’est passionnant.
  -Mais j’ai la trouille des piqûres!
  -On se protège et on enfume les abeilles pour les calmer.
  Les broussailles commencent à jaunir bien que l’on soit qu’au début de l’été. Une perdrix s’envole, effrayée par nos voix; au loin le braiment tragique d’un âne solitaire rompt le calme du shabbat. Il est temps de rentrer, le soleil implacable cogne déjà...
  Gilberte est très attentive à mon égard, en grande soeur incestueuse. J’ai cédé à son amour. J’admire sa liberté presque totale, je dis bien presque car elle souffre secrètement de cette écharde qui est le regard d’autrui sur sa différence, d’où son côté bougon qui fait partie de son charme. 
  Chaque jour, Gilberte me trouve de nouvelles attributions. Cette fois, il faut rafraîchir les tombes des soeurs dans le petit cimetière qui se trouve derrière un mur rejoignant celui  de l’enceinte, et qui forme une enclave en contrebas du jardin. On y accède par quelques marches au bout desquelles un portique s’ouvre sur une allée bordée de cyprès; là, de part et d’autres les sépultures s’alignent sagement. Mon travail consiste à poncer et repeindre les croix de bois, une cinquantaine environ, puis à réinscrire les noms dont certains sont devenus illisibles avec le temps. Malgré le voisinage de la mort, jamais je n’aurais pu imaginer qu’une telle besogne puisse me procurer tant de bonheur et de sérénité. En cette occasion, Gil me déclare officieusement Héroïne secrète.

mardi 18 janvier 2011

Une brise légère.. (18)

  Une brise légère souffle sur l’immense terrasse jouxtant la tanière de Gilberte. A l’arrière,  contre le mur de la petite maison, sur une partie de la grande surface vide qui surplombe la vallée, Gil a installé un espace intime sous une tonnelle faite de bric et de broc; quelques coussins y sont jetés à même le sol en pierre.   
  -Bienvenue sur le Kon-tiki , c’est ainsi que j’ai baptisé mon coin de paradis.
  Gilberte est déjà confortablement assise, un verre à la main, je saisis un coussin et m'accroupis.
  -Sers-toi un verre de raki, moi je le bois sec, mais il y a de l’eau dans la cruche, si tu veux l’allonger.
  -Il se laisse boire ton pastis!
 -Ce n’est pas du vulgaire pastis, voyons! C’est un produit artisanal, des amis de Bethlehem distillent ce breuvage depuis des générations.
  -Dis, en venant ici, j’ai croisé la divine créature au bras d’un homme!
  -Ah! Je n’ai pas cessé de penser à elle! Tu crois qu’elle est un être de chair et de sang, qu’elle chie comme toi et moi? C’est impossible, je te dis, impossible!
   Nous pouffons comme des collégiennes. Depuis que je travaille avec Gilberte, je me
sens un peu plus à l’aise, mais une certaine tension subsiste entre nous.
  -Dis-moi Gil, tu n’as jamais eu de liaison avec un homme?
 -Cela m’est arrivé, mais j’aime les femmes, j’ai souvent été amoureuse, mon grand amour,  Léa, je l’ai connue à l’époque où je vivais dans le désert, à Beersheva.
  -T’étais où avant cela et pourquoi Israël? 
  -Je suis née en Belgique, comme toi, mais moi je ne suis pas juive, alors, pourquoi Israël, bonne question!
  -Et ce grand amour, raconte?
  -Léa était dans la résistance et son mari, pilote dans la R.A.F. Après la guerre, ils sont  venus s’installer dans le désert, au milieu de nulle part, ils tenaient un troquet, le rendez-vous de tous les paumés de la terre. Un beau jour, je suis arrivée au Last Chance. Pendant une quinzaine d’années j’y ai travaillé. Le mari alcoolique s’est suicidé, Léa est morte à son tour et moi, je suis repartie avec mon petit baluchon.
  Visiblement émue, Gilberte se ratatine dans les coussins, elle boit son énième verre de raki. 

lundi 17 janvier 2011

Petit à petit.. (17)

   Petit à petit, je m’adapte à ma nouvelle vie, et me lève à l’heure où je me couchais. A présent mon corps est meurtri à force de bêcher, biner, sarcler, semer... Gilberte semble  satisfaite de mon travail, mais se montre exigeante, et m’encourage en disant: C’est bien bonhomme, tu souffres, c’est le métier qui rentre! 
  Cela fait deux semaines que je bosse au jardin, et n’ai plus franchi les murs depuis; je fais partie de la communauté en quelque sorte, d’ailleurs, les soeurs m’ont donné leur bénédiction, et je suis logée, nourrie, blanchie en compensation de mon travail. Les derniers temps, il y a plus de monde au couvent, c’est la saison d’été qui commence. L’endroit attire pas mal de marginaux, de doux dingues, d’ailleurs, il paraît que c’est l’apanage de la Ville Sainte, on parle même du syndrome de Jérusalem. 
  Aujourd’hui, Gilberte prend les choses à bras le corps, nous allons repiquer du gazon sur une grande parcelle du jardin d’agrément. Cela fait des heures qu’on est là le dos courbé,  c’est un travail éreintant, soudain en nous redressant, nous sommes témoins d’une apparition. A quelques mètres, une sylphide avance, ses pieds effleurent à peine le sol, elle est habillée d’une longue robe blanche, un voile transparent entourent ses épaules nues, elle tient une ombrelle protégeant son visage d’une blancheur nacrée, un sourire béat entrouvre ses lèvres vermeilles. Gilberte me flanque un coup de coude et dit en chuchotant:
  -Tu vois ce que je vois?
  -Je crois  bien Gil.
  -Non mais sérieusement, tu as vu ça?
  -Oui, c’est une fille, c’est tout! (j’essaye de minimiser sa fascination qui m’agace un peu, mais je suis tout autant émerveillée qu’elle par cette grâce céleste..)
  Nous la suivons du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Nous n’avons plus le coeur à l’ouvrage. Gilberte me propose de venir la rejoindre plus tard dans la soirée pour boire un verre et discuter de l’apparition.

dimanche 16 janvier 2011

Je reviens à moi (16)

   Je reviens à moi dans un endroit inconnu, couchée nue sur un lit aux côtés de Moussa qui dort la bouche ouverte, exhalant une forte odeur d’alcool. Lentement, je retrouve mes esprits, et prends conscience de la situation, il faut que je dégage au plus vite avant qu’il ne se réveille; je me lève sur la pointe des pieds, rassemble mes affaires, m’habille à la hâte, me dirige vers la porte; elle est fermée à double tour, je panique. Le jour commence à poindre. Il faut que je trouve la clef. Dans une demi-obscurité, je fouille la chambre, cette foutue clef est introuvable. Dans ma précipitation, je me cogne un orteil, un cri de douleur m’échappe, réveillant mon geôlier. Encore saoul, il se lève en titubant et vocifère:
  -Tu ne sortiras pas d’ici, tu resteras tant qu’il me plaira, tu es ma prisonnière.
  -T’as pas le droit de faire ça, laisse-moi m’en aller, je t’en prie, ouvre cette porte!
  Il s’avance vers moi, saisit sa ceinture et me lacère le corps en hurlant que je suis à lui, que je lui dois obéissance. Je me recroqueville dans un coin en me protégeant le visage. Pétrifiée,  j’encaisse, et attends une accalmie. Epuisé, il tombe et se rendort. Pour l’instant, j’oublie les douleurs. En me relevant, je vois un objet qui brille sous le lit, la clef...
  Les jours suivants, je garde la chambre, le temps que s’atténuent mes blessures. Il n’y a que Gilberte qui est dans la confidence. Elle m’aide à me remettre sur pied et m’apporte discrètement de quoi manger pour ne pas éveiller de soupçons auprès des soeurs et sème la nouvelle de mon (soi-disant) surmenage dû aux horaires de nuit. 
  Moussa est venu me demander pardon, en me suppliant de revenir. Dans la foulée, il m’apprend que Roy le journaliste, a été tué dans une embuscade.
  La page Key Bar est définitivement tournée. A présent je suis aide-jardinier!