mardi 4 janvier 2011

Très tôt (3)

 Très tôt, je sus que j’emprunterais d’autres voies que celles prévues par mes géniteurs. Enfant, je jouais souvent seule; une boîte d’allumettes vide et un bout de chiffon faisaient mon bonheur.
 Vers mes cinq ans, je m’inventai un amoureux, un très beau noir américain et l’appelai Johnny de Kraan*
 Il avait une Cadillac blanche et pour couronner le tout, il vendait du papier cul...
 Dès qu’on prononçait son nom, je devenais rouge pivoine. Je trouvais les adultes bien cruels, ils ne rataient pas une occasion pour me mettre dans l’embarras: Un jour, la bonne avait glissé quelques feuillets de papier hygiénique dans une enveloppe et y inscrivit mon nom, elle mit subrepticement le pli avec le reste du courrier. «Il y a une lettre pour toi de Johnny, me dit-elle». Je n’en croyais pas mes oreilles, comment était-ce possible, il existait donc vraiment, et n’était pas le pur fruit de mon imagination, je n’en revenais pas et petit à petit, contre toute logique, je finissais par admettre la chose, cet homme m’aimait , pensait à moi, la preuve était devant mes yeux, j’en étais chamboulée. Des rires moqueurs fusaient de toute part, la servante, ma soeur, ma mère, ma grand-mère se mirent à chantonner de concert: Eliette est amoureuse lalalalaire. Je me sentis trahie; que n’aurais-je pas donné pour qu’à ce moment là Johnny apparût, me soulevât dans une étreinte à en perdre haleine et me dît: «je t'emmène loin de cette ignominie»
 Dès lors, je ne fis plus aucune confidence à personne.







                                                                                                               *de Kraan /  robinet (en néerlandais)