samedi 30 avril 2011

Je marche.. (96)

   Je marche jusqu’à l’oasis, il y a peu de monde, juste quelques personnes dormant dans des abris bricolés de bouts de plastiques et de draps tendus entre les palmiers-dattier à deux pas de la mer qui ressemble à un immense lac; en face, dans un voile de brume, on aperçoit les montagnes d’Arabie. Etant donné qu’il n’y a pas de marée, je dépose sans crainte mon sac à dos au bord de l’eau; en vitesse j’enfile mon bikini et plonge dans l’eau claire à température idéale. J’ai l’impression de nager dans un aquarium, des poissons multicolores me frôlent les jambes. C’est le paradis! Je me dis qu’il suffirait de monter à bord d’un boutre, de naviguer jusqu’au bout du golfe, là-bas, du côté de Bab-el-Mandeb, et ce serait mon aventure de la mer rouge! Ah, ce cher Henri... Mais déjà le soleil incendie le paysage, mon estomac crie famine, il est temps de faire un repas substantiel sinon frugal à l’hôtel miteux! J’enfile la djellabié de Gilberte en ayant une petite pensée pour elle et me retrouve devant le baraquement resto. Je m’assois à une des quelques tables mises à l’extérieur. Le gérant vient me dire bonsoir et prend ma commande, c’est à dire le plat du jour: un schnitzel, pomme de terre, accompagné d’une salade concombre, tomate, et une bière pour faire passer le tout! Il n’y a que moi, je me dis que c’est mauvais signe, à moins que le monde vienne plus tard. Yoram (le gérant) m’apporte mon assiette en me souhaitant bon appétit. J’ai tellement faim que je goûte pas vraiment ce que j’avale. Je suis vite rassasiée et paye la note plutôt salée. Je demande à voir une des chambres, Yoram m’accompagne, il ouvre l’une d’elles. Je reste sur le pas de la porte, il y fait suffocant. De toute façon le prix est rédhibitoire, je logerai donc au jardin! J’installe mon barda au pied d’un palmier, à quelques mètres d’une des cahutes improvisées, je déroule mon sac de couchage, m’allonge dessus; à peine ma tête posée, je sombre dans un sommeil de plomb.

jeudi 28 avril 2011

J'erre un moment.. (95)

   J’erre un moment dans les rues désertes, je vais jusqu’à la mer. La dernière fois que j’ai foulé cette plage, c’était avec Sylviane, nous y avions dormi. Comme cela me semble déjà loin, c’était dans une autre vie. Je cherche en vain un endroit à l’ombre, l’unique buvette est fermée. Je me dirige sur la route en direction de ma destination. Je m’assois dans l’attente d’un transport hypothétique. Après quelques minutes, un vieux pick-up chargé de bouteilles de butane déboule, s’arrête devant mes yeux ébaubis; la chance me sourit, le chauffeur va jusqu’à Nuweiba, l’homme me dit que c’est une plaisir pour lui d’avoir de la compagnie, il déteste rouler seul - ça tombe bien! En plus, il a l’air d’un brave type, pas le genre à mettre ses pattes sur les cuisses des auto-stoppeuses. Pas bavard non plus, j’ai vraiment du bol. Je peux admirer en toute sérénité le paysage qui défile. D’un côté, la mer, de l’autre, le désert. Plus on s’enfonce vers le sud, plus les collines deviennent montagnes. Je ne peux m’empêcher d’exprimer mon exaltation devant tant de beauté, le conducteur sourit, pour lui c’est la routine. L’homme me demande si je compte rester longtemps là-bas, je lui dis que je n’en ai pas la moindre idée, que c’est en fonction de mes réserves financières, il sourit à nouveau, et me dit que je ne risque pas de me ruiner, on ne peut y dépenser grand-chose; l’unique hôtel de l’endroit, quelques baraquements de tôle ondulée, pas un palace étoilé ajoute-t-il dans un éclat de rire. Il m’explique que je pourrais même dormir sur la plage, tous les jeunes cinglés, ces fumeurs de haschisch, les hippies comme on les appellent, y ont établi leurs quartiers. A mon tour je lui pose des questions d’ordre pratique, comment on fait pour se nourrir dans le coin; il me dit que que je pourrai manger à l’hôtel, ils servent des repas, les bouteilles de gaz à l’arrière, c’est pour eux, j’allais oublier, me dit-il, il y a même un petit dispensaire, on ne sait jamais, un accident est si vite arrivé! L’homme regarde sa montre, après deux heures de route, nous arrivons. J’aperçois une tache verte dans le lointain, et quelques maisons en pisé, c’est là. On s’arrête un peu avant l’oasis, devant les baraquements qui ont l’air bien misérable! Mon chauffeur tient à me présenter au gérant. Les deux hommes se tapent sur l’épaule, ils se tournent vers moi, on fait les présentations, le gérant dit: 
  -Je vois que tu as encore dragué, vieille canaille!
 -Je te confie cette charmante jeune femme, ne l'empoisonne pas avec ta nourriture merdique! Sers-nous quelque chose à boire, on étouffe ici, t’as pas encore fait installer  l’air conditionné dans ta taule?
  -Ca viendra, quand les poules auront des dents! Ce n’est pas avec les zigotos qui traînent par ici que je vais devenir riche! Leur échange continue sur le même ton, le temps qu’un employé ait vidé le pick-up de son chargement. J’ai assez entendu leurs balivernes, j’ai besoin de me dégourdir les jambes, envie de me baigner; je remercie l’homme pour sa gentillesse, salue le gérant à qui je promets de venir goûter sa cuisine dès ce soir. Je me dirige vers la plage qui se trouve à quelques mètres.

Je prends place.. (94)

Je prends place au fond du bus qui va à Eilat, de là, je ferai du stop jusqu’à Nuweiba, située à quelques quatre vingt kilomètres au sud. Le bus est loin d’être plein, aucun touriste, juste quelques gens du coin; la plupart vont à Beersheva. Je ne sais pas combien de temps dure le trajet, mais qu’importe, personne ne m’attend. Le paysage désertique défile avec une monotonie lancinante. De temps en temps, le chauffeur s’arrête pour faire monter un homme surgi de nulle part. Parfois, j’aperçois une silhouette assise, attendant dieu sait quoi sous l’unique arbre à des lieues à la ronde. L’autobus avance sous un ciel parfaitement bleu, la température monte avec les kilomètres. Arrivé au terminus, il est midi. Sur la place écrasée de chaleur, l’air vibre; un troquet est ouvert, je m’installe à l’intérieur, bois un jus de pamplemousse, mes fesses collent à la chaise en formica. A part le tenancier qui lit son journal, il n’y a personne, on entend les mouches voler. Le soleil tape dur pour l’époque de l’année, j’aurais dû partir plus tard dans la journée, à cette heure personne ne prend la route vers le sud. La petite somme que Zer m’a donnée ne me permet pas de faire des folies, je mange quelques-uns des biscuits emportés en guise de ration de survie. Je n’ai aucune idée où je vais pouvoir me loger une fois sur place, ni ce que cela peut coûter. Je n’ai pas vraiment préparé ce voyage. A la dernière minute, hier soir, je suis allée dire au revoir à Gilberte qui m’a prêté une djellabié en coton blanc, idéale sous le climat du Sinaï. Les nuits pouvant être froides en cette saison, j’ai pris soin d’emmener un sac de couchage que j’ai attaché au bas de mon sac à dos; j’ai pris un minimum pour ne pas être encombrée. 

mardi 19 avril 2011

Le lendemain toute la smala.. (93)

  Le lendemain toute la smala est réunie, ce qui ne fait pas grand monde, juste mes parents, ma soeur, son mari, mon frère qui vit à l’étranger et moi. Nous n’avons pratiquement pas de famille proche, à part un oncle, sa femme et leur deux fils qui vivent aux States, nombre d’autres membres sont morts dans les camps de concentration. Je voyage avec mon frère jusqu’au cimetière situé à la frontière hollandaise. J’aime bien mon frère, nous nous voyons rarement, c’est l’occasion de se faire des confidences; nous sommes les outsiders; lui aussi a quitté la maison très tôt pour aller vivre loin, a épousé une non juive de cinq ans son aînée, ce qui a provoqué un tollé! 
  La cérémonie est sobre, ne dure pas trop longtemps, après, on se retrouve dans une  pièce attenante où café et douceurs sont servis; quelques connaissances et amis sont venus nous rejoindre. 
  J’ai décidé de ne pas m’éterniser à Bruxelles, je supporte mal d’être replongée dans l’ambiance familiale. Je reprends contact avec quelques amis, ils sont absents ou prétextent un empêchement. Le fait d’être partie depuis longtemps ne favorise pas les liens anciens; on est vite oublié, il faut dire que je ne leur en veux pas, c’est normal, l’amitié ne résiste pas à la séparation, à moins d’avoir un échange épistolaire régulier. Ce fut le cas avec Dolorès. Au début, on s’écrivait toutes les semaines, puis toutes les quinzaines, un beau jour on ne s’est plus écrit. Et puis, amitié, amour, je n’ai toujours pas très bien compris de quoi il s’agit.
  Plus rien ne me retient ici, j’ai même trouvé les semis pour Gilberte. Je m’ennuie d’elle et de Zer. J’ai hâte de les retrouver. Peut-être qu’un jour, eux aussi, je les abandonnerai...
   Pendant mon absence, Zer a presque terminé l’étage, il a aménagé un escalier, deux chambres, et une salle de bain. Pour le sol, il a déjà déniché des dalles anciennes en pierres du pays provenant d’une maison à l’abandon, ainsi que des superbes carrelages représentant un étang avec des cygnes qui trouveront place autour de la baignoire. Je travaille avec Junis, un des ouvriers de Zer pour la pose des dalles. Il faut jouer avec les différentes teintes, tailles, un casse-tête qui me plaît. Je choisis au fur et à mesure les dalles pendant que Junis les cimente. Après dix jours, le travail est terminé, je fignole, ôtant ici et là des traces de ciment, cirant certaines dalles qui ont perdu leur patine; c’est une belle réussite, même Zer est très content, ce qui n’était pas gagné d’avance, il avait été réticent à l’idée de me confier cette tâche.
  Je n’ai pas la forme ces derniers temps, je dors mal, bien que nous ayons enfin une vrai chambre à coucher avec vue imprenable, du grand luxe avec la salle de bain juste à côté. J’ai accumulé les fatigues. D’abord la maladie, puis le voyage éprouvant, et enfin les travaux. Zer me propose de changer d’air, d’aller là où j’ai envie, il ne peut m’accompagner étant sur un gros chantier qui prendra deux mois ou plus. J’ai quelque scrupule à le laisser seul, mais d’autre part une séparation nous fera le plus grand bien, j’accepte, j'irai du côté de la Mer Rouge, dans le désert; c’est décidé, je pars demain matin.

vendredi 15 avril 2011

Dans l'avion.. (92)

  Dans l’avion, je suis assise à côté d’un hassid qui m’ignore; les hassidim voyagent beaucoup, ils prennent l’avion comme on change de chemise.
  Il est vingt heures passées quand je me retrouve quasi seule dans l’aéroport de Frankfurt am Main; tout est fermé, pas moyen de manger un sandwich ou de boire un café dans cet immense hall glacial. J’ai trois heures à perdre. Dehors, il ne fait pas moins glacial, je décide malgré tout de m’aventurer dans la ville tout proche. Là aussi, pas un chat dans les rues, je me sens vraiment mal partout. Finalement, je me dis que je serais encore mieux dans une salle d’attente de l’aéroport, bien que je crève la dalle, tant pis. Je rebrousse chemin quand, tout à coup, mon regard est attiré par une guirlande de Noël défectueuse, clignotant irrégulièrement sur une façade, je m’approche. C’est un restaurant, il est ouvert, je vois même du monde à l’intérieur. Je pousse la porte. Au fond de la salle, un petit orchestre tyrolien composé de trois hommes jouent des valses, des polkas à l’accordéon et à la trompette, le troisième chante du yodel; de temps en temps, celui-ci pousse un cri strident en se tapant les mains sur les cuisses. Ils portent des chapeaux garnis de plumes, des lederhose’s courts laissant apparaître leurs cuisses poilues, et des chaussettes blanches couvrent leurs mollets. Je compte trois couples assis face à face à des petites tables, ils mangent leur choucroute garnie, la tête dans l’assiette. Quand ils ont terminé, ils se regardent en chiens de faïence. La fatigue aidant, j’ai l’impression d’être égarée dans l’espace-temps d’un autre monde...Je commande une crêpe douce de pomme de terre et une petite carafe de vin blanc. Je sens les regards qui convergent vers moi, ils doivent trouver étrange cette jeune femme attablée seule un jour de l’an. J’ai tellement faim, que j’en mange trop vite, je cale à la moitié de mon assiette. Les musiciens continuent de jouer inlassablement leur répertoire, le cri strident me fait sursauter à chaque fois. Il me reste une demi-heure à poireauter. Je paye la serveuse avec un travelers cheque et m’en retourne vers l’aéroport. Mon avion est annoncé, je récupère mon bagage laissé à la consigne et m’engage vers la porte d’embarcation. Il est convenu que je logerai chez ma soeur, elle est de toute façon éveillée à cette heure tardive vu qu’elle vient d’accoucher, elle nourrit son bébé à la demande. Je débarque chez elle vers une heure du matin;  embrassades, tu n’as pas changé, toi non plus! Et le petit il est où, mais qu’il est mignon, il ressemble à son père, tu ne trouves pas? Et patati et patata, je ne tiens plus, je suis morte, l’appartement est surchauffé, j’essaye de m’endormir dans la minuscule chambre d’ami. J’étouffe. A peine revenue dans le giron familial, je me sens mal, je somnole pendant quelques temps, me réveille dans la chambre de ma soeur. A ses côtés, le mari ronfle, l’enfant dort, elle me regarde étonnée et dit à voix basse: «Pourquoi n’es-tu pas dans ton lit, t’as vu l’heure!». Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive, ni où je suis, j’ai dû faire une crise de somnambulisme, ma soeur se lève en mettant son doigt sur la bouche, il ne faut pas que je réveille le bébé, elle me conduit à ma chambre, me dit de dormir maintenant, elle non plus n’a pas pigé. Je reste éveillée pendant longtemps, je suis angoissée, je me dis que c’est la fatigue, et les crêpes... 

mardi 12 avril 2011

Dan n'est plus passé (91)

  Dan n’est plus passé depuis, c’est mieux ainsi, je ne voudrais pas qu’il subisse la colère de Zer qui est de plus en plus méfiant dès qu’un homme me regarde tout simplement.
  Il fait froid ce soir, Zer a placé quelques bûches dans la grande cheminée; je regarde les étincelles projetées par un bois trop vert; le téléphone retentit. J’entends la voix de mon père qui, sur un ton solennel, m’annonce la mort de ma grande-mère, sa mère. Il me demande si je veux venir aux funérailles; il ajoute, faut faire vite, elle sera enterrée dans deux jours. Je viens, lui dis-je. J’aimais beaucoup ma grand-mère, enfin, comme on peut aimer une grand-mère; c’était une femme douce et discrète. Elle est morte de vieillesse.
  Le lendemain, une course folle s’amorce; je vais en ville, à l’agence de voyage. Le type derrière le comptoir me dit qu’il reste une possibilité d’arriver à temps, il ajoute qu’il ne faut pas perdre de vue que nous sommes le premier janvier, donc peu d’avions, et me propose la solution suivante: il y a un vol à seize heures pour Frankfurt, ensuite, attendre le dernier vol pour Bruxelles à vingt trois heures. Je lui dis que cela me va, que de toute façon, je n’ai pas le choix. En rentrant, je passe en vitesse prévenir Gilberte de mon départ, elle me demande de lui ramener des semis de witloof.
  Je prépare ma valise, vérifie si je n’ai rien oublié; Zer s’impatiente, il faut que je me dépêche, il a peur que je rate l’avion, il faut être là deux heures avant l’embarquement à cause de la sécurité accrue ces derniers temps dans l’aéroport de Lod. Zer me dépose à l’entrée, je ne veux pas qu’il reste avec moi, je n’aime pas les adieux...

samedi 9 avril 2011

J'ai chopé une saloperie (90)

   J’ai chopé une saloperie, une hépatite, le dentiste probablement qui m’a refilé ce cadeau avec un aiguille mal désinfectée...
  Trois mois clouée au lit. Zer était peu présent, il avait la trouille, il faut dire que ça se comprend. Je dois mon salut à la voisine qui habite de l’autre côté du wadi dans la maison que nous appelons le train, tellement elle est longue. Niki, ma voisine, est femme de pharmacien. Elle s’est fait vacciner par son mari pour pouvoir me soigner en toute quiétude, et n’a pas failli un seul jour pendant tous ces mois. Aujourd’hui, je me sens un peu mieux, bien que très affaiblie. Je peux à nouveau tenir sur mes quilles, et surtout, je ne suis plus contagieuse. Zer est arrivé accompagné de Dan, un ami. C’est le genre de personne qui vous réconcilie avec l’humanité. Il captive grands et petits, il a une façon de raconter des histoires qui rend sages et attentifs, les enfants les plus difficiles. Moi aussi, je suis complètement séduite par cet homme, il m’intimide. Quand je suis face à lui, je baisse les yeux, je suis troublée au point d’en bafouiller; sont rares, les gens qui me font cet effet là. Je dois être amoureuse de lui. Couchée sur mon lit, j’entends ce que se disent les deux hommes assis dehors. A un moment donné Dan dit: «Elle est encore plus belle malade!» ce qui fait rire Zer. A n’importe qui d’autre, il aurait répondu: «Attention, pas touche!», mais avec Dan, il n’oserait pas, non, il rit, presque bêtement! Je suis remuée. Du coup, je n’ose plus les rejoindre, je reste figée, incapable de bouger un orteil. Je savoure ces mots qui résonnent en moi comme un aveu timide. M’aimerait-il donc, ne fut-ce qu’un peu...Quelques jours plus tard, je m’installe à la grande table pour dessiner, quand je vois arriver Dan. J’essaye d’être la plus naturelle possible. On discute de choses et d’autres, je suis toujours aussi tendue, je lui prépare un café, et m'assois en face de lui. Un ange passe, et là je craque! Je me surprends à lui dire: «Je t’aime», comme ça, sans autre explication, je lève la tête, Dan me répond: «Moi aussi, je t’aime Eli». Il me semble lire comme un regret au fond de ses yeux. Je ne baisse plus la tête, je ne dis plus rien, je plane dans l’infini....

jeudi 7 avril 2011

Quelques jours ont passé..(89)

  Quelques jours ont passé depuis ma séquestration, je n’ai pas pu parler à Zer, il esquive tout dialogue; c’est dans ces moments-là que nos différences se font le plus ressentir. Zer vit le choc des cultures depuis sa tendre enfance. Il avait à peine trois ans quand il a quitté le Yemen; il n’a toujours pas digéré ce changement radical...
   La vie a repris son cours. Il y a quelques mois, mes parents m’avaient proposé de m’envoyer toutes mes affaires entreposées chez eux, trop heureux de se débarrasser de ce fatras qui encombre leur garage. Aujourd’hui, le camion qui achemine le container de plusieurs mètres cubes, depuis le port de Ashdod, ne devrait pas tarder à arriver. Je suis impatiente de retrouver les traces matérielles de ma vie antérieure. (Les travaux de mes années d’académie, de nombreuses toiles dont quelques formats monumentaux, de grandes études de nu au fusain, des monceaux de croquis, et puis mes livres, disques, et quelques petits meubles qui trouveront leur place dans cet intérieur déjà très hétéroclite!). Zerah et son frère Yacov sont là pour m’aider au déballage. Je vois au bout de la route le nuage de poussière annonciateur. Le chauffeur manoeuvre pour remonter au plus près de la maison. A l’aide d’un treuil, le container est déposé à quelques mètres de la porte. Le chauffeur me fait signer un reçu et repart aussitôt. Zer est tout excité. Muni d’un pied de biche, il entame la caisse géante. Yacov lui dit de faire attention, de ne pas faire de geste trop brusque. Zer ne veut rien entendre, il attaque le cadre de bois qui grince; la paroi cède dans un gémissement, il tombe en douceur, amorti par le déplacement d’air. L’intérieur est complètement rempli, le moindre objet est entouré de carton ondulé, les espaces libres ont été bourrés de papier journal. C’est un peu comme à la Saint Nicolas, chacun déballe avec impatience. Je n’avais plus vu tous ces objets depuis plusieurs années, je les retrouve avec une certaine émotion, parfois de la joie, toutes ces choses évoquent des histoires connues de moi seule. Zer découvre d’autres facettes de ma personne dans ces traces tangibles. J’avais démonté les toiles de leur châssis, et les avais enroulées avec soin. Je constate au fur et à mesure qu’elles sont toutes intactes. D’ailleurs, rien n’a subi de dommage. A la fin de la journée un énorme tas de papier et de bois jonche la terrasse. Zer se fait une joie à l’idée de faire une grande flambée et décide d’inviter quelques amis pour faire la fête dès demain soir. Il se charge de tout: invitations, viande pour le barbecue, et  quelques caisses de bière... 

mardi 5 avril 2011

Quelqu'un me frappe.. (88)

  Quelqu’un me frappe, me secoue violemment. Petit à petit la conscience me revient, j’ouvre les yeux, Zer est debout devant moi, il crie, me secoue à nouveau; j’essaye d’articuler des mots, ma bouche est pâteuse, je veux boire de l’eau, beaucoup d’eau, Zer m’apporte un grand verre que je vide d’un trait, lui en demande un autre. Je retrouve la mémoire. Enfermement, cachets, sommeil profond; quelle heure, quel jour? J’ai dormi plus de quarante huit heures. Je veux me lever, les jambes en coton, je ne tiens pas debout, retombe sur le canapé. Zer me demande ce que j’ai ingurgité pour être dans un tel état, pourquoi j’ai fait ça, que je suis folle; il est très fâché. J’ai presque envie de rire, je lui dis que c’est à cause lui que j’ai pris ces cachets, qu’il est gonflé de me faire la morale, mais je suis encore tellement dans les vapes que j’abandonne vite la discussion. De toute façon, il a toujours le dernier mot. Je le supplie de m’emmener, je veux rentrer, j’en ai marre d’être dans cette bicoque, et promets que l’on discutera de tout cela demain quand j’aurai retrouvé mes esprits. Zer me soulève, me prend dans ses bras, il me porte jusqu’à la jeep; des larmes coulent sur son visage. Arrivée à la maison, je me recouche aussitôt, je n’ai qu’une envie, dormir...

lundi 4 avril 2011

Je suis très troublée.. (87)

  Je suis très troublée par mon rêve. D’aucuns diront que je veux la tête de Zer. En réalité, je ne nourris ni rancoeur, ni haine envers lui, j’en suis même étonnée; pourtant, je ne pense pas l’aimer, c’est d’un tout autre ordre. Il m’attire de manière viscérale, dès que je le vois, je perds tout bon sens - à me demander si j’en ai jamais eu...
  Je suis la prisonnière d’un fou, en cela je suis assez lucide pour me rendre compte qu’il l’est vraiment, ce qui d’ailleurs ne change rien à l’affaire. Il faut que je sorte de cette geôle; j’ai encore inspecté de fond en comble la maison, il n’y a aucune issue. Fracturer la serrure serait un moyen d’échapper, encore faut-il avoir les outils qui restent introuvables. Zer est tellement imprévisible, je n’essaye pas d’imaginer ses intentions, c’est peine perdue. 
   Les heures tournent, il est déjà midi, j’ai un petit creux, je vais dans la cuisine et ouvre le frigo; à part la bouffe du chat, il n’y a rien. J’ouvre une armoire, je suis sauvée, il y a des  tas de conserves. J’ouvre une boîte de sardines et mange avec mes doigts. Je suis rassurée, au moins, je pourrais tenir plusieurs jours s’il le faut. Je commence à trouver le temps long. Il y a beaucoup de livres dans la maison, mais pour la plupart en hébreu et anglais. J’ai jamais aimé lire en anglais; pour l'hébreu, c’est une autre histoire; autant j’ai appris très vite à parler avec une certaine aisance, autant la lecture et l’écriture me posent problème. J’ai un blocage, j’arrive à déchiffrer les lettres, mais ne fais pas d’effort, sachant que je ne pourrai jamais vraiment maîtriser cette langue. 
  Je m’ennuie, j’en ai marre d’être enfermée. Soudain, j’ai une idée: et si je me mettais à crier très fort, peut-être que quelqu’un m’entendrait; le problème, c’est qu’il n’y pas de voisin direct. La maison est isolée, la route passe à quelque centaine de mètres plus bas. J’ouvre une des fenêtres, j’inspire profondément et me mets à hurler à l’aide, je répète plusieurs fois mon appel, j’attends. Après dix minutes, rien, seulement le silence qui perdure. La nuit tombe, je n’ai pas sommeil, je suis angoissée. Je me souviens avoir vu une armoire à pharmacie que j’avais l’intention d’inspecter avant que Zer n’arrive. Je l'ouvre: quelques flacons, et une boîte de Rohypnol dont il reste quatre comprimés, la notice a disparu. D’après le nom, j’en conclus que ça fera l’affaire. J’avale le tout et retourne vers le canapé du salon.

samedi 2 avril 2011

Pendant ce temps.. (86)

  Pendant ce temps, la baignoire a débordé; l’eau rampe lentement de la salle de bain dans le couloir en direction de la porte d’entrée. Je me précipite pour fermer le robinet. Je trouve raclette, seau et serpillières dans la cuisine et me mets au travail. Heureusement l’eau n’a pas atteint le séjour où il y a des tapis. L’assèchement m’occupe pendant un bon moment et m’empêche de penser, je me rends compte de l’absurdité de la situation. La besogne terminée, je vais enfin pouvoir prendre ce bain, j’ai beau tourner le robinet à fond, je constate que le débit est très faible et de surcroît s’arrête; mon oubli a vidé la chaudière solaire qui se trouve sur le toit. Résignée, je me couche sur le canapé du salon et allume une cigarette. Je ressasse la même question, qu’est ce qui me retient auprès de Zer. Je n’ai pas de réponse, je me sens incapable de prendre la moindre décision; mon inertie est peut-être due à un sortilège, qui sait... Je finis par m’endormir. Je me réveille en sueur, j’ai fait un cauchemar: je me trouve dans une école abandonnée. Je fais le tour de la cour, j’entre dans un espace où sont alignées des portes que j’ouvre une à une, derrière chacune d’elles se trouvent des cuvettes de w.c. miniatures. Etonnée, je ressors par une autre porte et me retrouve dans une grande pièce couverte jadis d’une verrière, dont ne subsiste que le squelette métallique. J’avance avec précaution au milieu des bris de verre et me dirige vers une grande salle de classe; là, j’aperçois au centre de la pièce vide, un homme assis à un pupitre, je vais jusqu’à l’estrade devant le tableau noir pour voir son visage. Je ne connais pas cet homme. Couteau et fourchette en main, il s’apprête à manger. Sur l’assiette posée devant lui se trouve une tête hirsute. Je reste interdite, c’est la tête de Zer. Le coeur battant, je m’encours à toute vitesse.

Deux jours plus tard.. (85)

  Deux jours plus tard, Zer revient sans un mot d’explication; j’ai l’impression que l’on rejoue sans cesse la même scène. Je ne sais pas ce qu’il fait ni où il va quand il part sans rien dire. Je ne suis pas jalouse de nature. Parfois, Zer provoque sciemment ma jalousie, il a une façon de se comporter qui m’exclut totalement; il prend un plaisir pervers à ce jeu, il mesure ma résistance; après, si je n’ai pas fléchi, il est fier de moi et me récompense. Il parvient à me faire croire que je suis une petite fille capricieuse qui ne veut pas partager ses jouets. Ces derniers jours, Zer me fait peur, je décide d’aller dormir dans la maison de Tsipi, une connaissance qui habite le village; je lui avais fait quelques confidences sur ma relation avec Zer; avant de partir en voyage, elle m’a confié les clefs au cas où j’aurais envie d’être seule, et aussi pour nourrir le chat. Le soir venu, je pars sans rien dire à Zer. La maison est grande et remplie de sculptures qui pour la plupart sont d’un mari dont elle est séparée. Tsipi, la cinquantaine, est encore une belle femme, un peu dingue, elle parle sans arrêt, mais je l’aime bien.
  Avant d’aller me coucher, je me fais couler un bain, quand soudain, une voiture s’arrête devant la maison. Au bruit du moteur, je devine que c’est Zer; Il n’a pas mis longtemps à me trouver. Il tambourine sur la porte que j’ai eu soin de fermer à double tour; il gueule que si je n’ouvre pas, il va la défoncer. Je lui crie de se calmer, de me donner cinq minutes pour enfiler un vêtement, que je suis à poil. Je me décide d’ouvrir, je ne voudrais pas qu’il fracasse la porte - il en est tout à fait capable. Zer est survolté, il éructe des discours que je connais par coeur. J’ai appris à ne plus réagir, à laisser passer la tempête. Je sais qu’après avoir déversé son trop-plein, il se calme. C’est à peu près ce qui se passe, sauf que cette fois, il s’empare des clefs et m’enferme. Il y a partout des grilles aux fenêtres, pas moyen de s’échapper, et, manque de bol, le téléphone est en panne, Tsipi m’avait demandé d’être là quand le technicien passerait. Je suis séquestrée...