dimanche 26 août 2012

Je viens de passer une semaine de folies... (162)


  Je viens de passer une semaine de folies, une semaine où j’ai perdu pied. J’ai vécu chaque jour comme si c’était le dernier de mon existence; j’ai enfreint les lois de la bienséance. Maintenant, je peux affronter le fils de prêcheur en toute quiétude! Quand on parle du loup, justement, je viens de constater la disparition de son camion. Je ne sais pas ce qu’il manigance, peut-être ne reviendra-t-il pas cette fois. L’idée de ne pas le revoir me fait mal, me rend triste, pourtant, je sais à quel point je compte peu pour lui, lui qui rêve de la femme idéale, pure et naïve comme celle dont il m’a parlé à plusieurs reprises, qui vient à son cours de danse, une jeune fille riche, belle. Il en est bleu! Il dit qu’elle sera sa femme, mais le problème est qu’elle n’en sait rien puisqu’il ne lui a jamais adressé la parole! Je me suis moquée de lui. Imperturbable, il m’a répondu que les choses se font si nous voulons qu’elles se fassent, c’est seulement une question de temps... Parlons-en du temps, dans un mois, j’aurai vingt-huit ans et ne sais toujours pas ce que j’attends de la vie ou est-ce le contraire? J’opte pour le leitmotiv de Norton, les choses se feront si on veut qu’elles se fassent, mais encore faut-il savoir ce l’on veut, et là je cale... De toute façon, je ne pense pas que nous ayons vraiment le choix, j’ai plutôt tendance à croire que presque tout est inscrit, que nous avons peu de prise sur notre destin. Je suis certaine d’une chose, c’est que je me sens bien quand je dessine, mais là aussi j’ai un problème, j’ai un mal fou à m’y mettre surtout en ce moment, je préfère m’envoyer en l’air que de me faire du bien en travaillant. Sur ce, je décide de prendre le taureau par les cornes. La fiesta a assez duré. C’est un jour parfait pour m’y remettre. Aussitôt, je débarrasse et nettoie la table jonchée des traces de ma semaine orgiaque. A la place, je range mes crayons, mes fusains, choisis une feuille de papier, m’assois à la table face à la fenêtre et c’est à ce moment même que Norton s’amène en moto...Mon coeur fait un bon, je me lève et cours à sa rencontre.

jeudi 9 août 2012

A peine seule... (161)


  A peine seule, je pense à lui. Et pourtant, je suis arrivée à le détester ces derniers jours, avec ses airs de planer au-dessus de tout, de considérer la pauvreté comme une tare! Il m’énerve et en même temps j’aime quand il m’expose ses théories sur la décadence de l’humanité. Il prétend notamment que l’Amérique est un corps malade, la dégradation ou plutôt l’effondrement se fera ici en premier. Toute la côte californienne, toujours d’après lui, va disparaître dans l’océan, sombrer jusqu’à la dernière parcelle, puis le mal atteindra les autres membres, états côtiers et ainsi de suite le mal viendra à bout de ce grand corps malade... il me parle d’un tas de penseurs, j’ai noté leurs noms dans mon petit carnet; il cite entre autre Thoreau, Emerson et aussi un certain Buckminster Fuller. Il me parle également beaucoup des amérindiens, de leur grande sagesse. Tout cela me passionne, m’ouvre de nouveaux horizons que je compte explorer. Je me sens très proche de certaines de ces idées dont je n’avais encore jamais pu parler à qui que ce soit. Norton nourrit mon esprit, mais mon corps a besoin d’exulter par tous les sens. Je ne peux pas faire abstinence, ce n’est pas ma vocation, du moins pas encore! 
  Je décide de sortir, de me frotter au monde extérieur, la «retraite» a assez duré, je pars me promener, revoir la faune de Venice et peut-être faire l’une ou l’autre rencontre... 

mercredi 8 août 2012

Les jours se suivent... (160)


   Les jours se suivent et se ressemblent. Le travail est éreintant. Pour gagner du temps, nous avons décidé de dormir sur place. La fatigue aidant, point d’insomnie, aussitôt couchée, je plonge dans un sommeil profond, bercée par de petits sons agréables. Les clapotis, bien-sûr, mais aussi le concert de baguettes chinoises des cordages frappant les mâts au moindre vent. On est presque au bout de nos peines. Norton a terminé le mât et s’attaque au carénage du deck; moi j’ai terminé le ponçage, le plus délicat reste à faire, poser les deux couches de vernis.
  Nous travaillons en silence, je ne suis plus revenue sur mes états d’âme. Ce qui m’importe avant tout, c’est bien faire le boulot, le mener à terme dans une entente cordiale, après on verra bien... Je viens de mettre la dernière touche de vernis à la porte du cabinet de toilette, quand soudain, par un hublot mal fermé, un courant d’air envoie quelque poussière sur la surface fraîchement vernie! Prise de rage, je jure, me traite de tous les noms! J’aurais dû prévoir ce genre d’incident! Je suis effondrée. ll va falloir complètement refaire cette foutue porte! Alerté par mes cris, Norton s’amène pour constater les dégâts. Contre toute attente, il ne me fait aucun reproche et dit:
   -Ce sont des choses qui arrivent, ne t’en fais pas comme ça!
  Il me prend dans ses bras, me console en disant que j’ai fait du travail excellent, que je suis trop sévère avec moi-même! C’était exactement ce dont j’avais besoin, c’est à dire pas grand-chose, juste un peu de tendresse...
Hier, nous avons bouclé toutes les finitions; ce matin Norton a rendez-vous à Marina Del Rey avec son client qui selon ses dire est également un ami, un homme riche et affable. Je lui ai demandé si je pouvais l’accompagner, mais il a préféré aller seul, ça m’a un peu irritée. Norton m’a avancé mon dû, ce qui me donne un peu de liberté. D’ailleurs, j’ai besoin d’être seule, j’ai perdu l’habitude d’être vingt quatre heures sur vingt quatre avec quelqu’un; on a décidé d’un commun accord de se revoir dans une semaine. 



mardi 7 août 2012

A cinq heures et demie (159)


   A cinq heures et demie du mat, on arrive à la marina. Norton se dirige vers un des nombreux pontons; il s’arrête devant un petit voilier en bois d’une dizaine de mètres de long, saute d’un pas léger sur le bateau, ouvre la cabine. L’intérieur est tout en bois et cuivre, à l’avant deux couchettes spacieuses. Je me jette aussitôt sur l’une d’elle, fais semblant de m’endormir ce qui ne plaît pas à Norton:
  -Si tu crois qu’on est venu pour flemmer, tu fais fausse route, allez, pas de temps à perdre moussaillon!
  -Oh, capitaine, laisse-moi juste me reposer ne fût-ce qu’un quart d’heure, le temps que tu amènes le matériel, s’il te plaît!
  Norton repart en maugréant. La nuit passée, j’avais furieusement envie de baiser, mais il s’était endormi comme une souche. Contrariée, je n’ai pu fermer l’oeil, ressassant des tas de questions sur cette relation naissante. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il attend de moi, pourquoi ce manque de désir de sa part? Après tout, peut-être qu’il est réellement ange...Je m’endors, bercée par les clapotis, puis réveillée en sursaut, le bateau tangue, ça doit être le saut de l’ange! Norton me dévisage dans la pénombre de la cabine et dit:
  -Tout ce dont nous avons besoin est sur le pont. Il faut se mettre au boulot. Nous n’avons qu’une semaine, ce n’est pas bien long pour un tel travail! Tu vas commencer par poncer le vieux vernis de toutes les boiseries. Fais gaffe à ne pas griffer les parties métalliques, tu as trois rouleaux de toiles émeri, fin, moyen et gros. Frotte en rotation régulière, pas trop fort, ouvre tous les hublots, couvre-toi la bouche et le nez d’un chiffon, on passera l’aspirateur en fin de journée. Pendant ce temps j’attaque le mât, il doit également être poncé et verni. 
   -Comment vas-tu arriver là haut?
  -J’ai mon attirail spécialement conçu pour ce genre d’opération. Le plus difficile, c’est de grimper au sommet, une fois ma nacelle accrochée, je peux monter et descendre à l’aide de la poulie, c’est pas plus compliqué! Allez, j’y vais!  Ah, oui, j’oubliais, on fera une pause à midi, j’ai acheté de quoi manger, il y a de l’eau dans le jerrican là-bas dans le coin cuisine et si tu dois pisser, tu peux utiliser les wc, mais n’y jette pas de papier...
  Je n’avais pas vu le placard cabinet de toilette en entrant, à gauche. Miroir, évier et cuvette pour lilliputien, un peu comme dans les trains sauf qu’on ne chie pas directement dans la mer, je suppose... Après toutes ces considérations, j’enfile des vêtements de travail, m'attelle à la tâche. Je n’ai pas senti le temps passer. Norton descend, c’est l’heure du déjeuner. Nous nous installons sur le deck pour manger le repas plus que frugal composé d’une espèce de yaourt de soja, pomme et banane. Je sens que je vais maigrir avec un tel régime, d’ailleurs, Norton me trouve un peu ronde, je ne pense pas correspondre tout à fait à ses critères de beauté, je suis sûre qu’il préfère les lattes de son cours de danse, sauf quand il est complètement pété, alors il se rend compte qu’il est agréable d’avoir de la matière à palper! Il y a peu de va-et-vient dans la marina, de temps en temps un voilier sort. Un peu plus loin, des yachts de luxe voguent au large, vers Santa Catalina... Et nous on est là à nous éreinter pour quelques dollars. C’est comme si Norton avait lu mes pensées, il dit:
   -Tu vois, je crois que nous deux, on ne pourra faire longtemps route ensemble, on est trop pauvre l’un comme l’autre, ça ne peut pas marcher. 
     Je le regarde incrédule, je ne veux pas croire qu’il ait dit ça! Je lui réponds:
    -Alors, pourquoi sommes-nous ici, assis côte à côte, je te comprends pas!
    -C’est qu’idéalement ce n’est pas souhaitable, je t’assure!
   -Ben, voyons! évidemment, il vaut mieux être beau, riche, et en bonne santé que pauvre et malade! Si c’est ça que tu veux dire! Tu enfonces des portes ouvertes...
   -Mais  pourquoi tu le prends sur ce ton, tu vois bien que je fais tout pour te venir en aide, je fais ce que je peux parce que je t’aime bien!
   Je reste silencieuse, que puis-je répondre, je suis vexée au plus profond de mon être. S’entendre dire qu’on vous aime bien! C’est ce mot «bien» qui fait la dissonance. J’ai ces quatre lettres en horreur, c’est une demi-mesure, c’est mièvre. Je retourne poncer comme une enragée prononçant pour moi-même: il m’aime bien, bien, bien, bien. Des larmes coulent sur mes joues, tombent dans la poussière, formant des taches sombres sur le bois poncé.