jeudi 26 janvier 2012

J'avais mis le réveil... (144)

   J’avais mis le réveil sur quatre heures. J’ai mal dormi, ou plutôt trop peu. Vaseuse, je me dirige vers la bagnole; le jour se lève à peine, les rues sont vides. J’allume la radio -Paul Simon -fifty ways to leave your lover... Un cafard monstre m’envahit. Qu’est-ce que je fous là, où est Gilberte? Oh, Gilberte, si tu me voyais... Oui, bon, ça suffit, pas de ça! Pas de nostalgie à deux cents! Tu vas travailler, c’est ce que fait à peu près tout le monde. Oui, mais débiter des mensonges au téléphone, car c’est bien de ça qu’il s’agit d’après Zev, c’est ce qu’il m’a dit hier. En y repensant, je crois que je n’aurai pas le cran de raconter des bobards à des innocents, leur faire gober que c’est l’affaire du siècle, une chance à ne pas manquer, qu’ils doivent saisir cette chance que je leur offre en achetant des (soi-disant) surplus de l’armée américaine! Non, mais, il faut être débile pour croire ça, surtout que les prix ne sont en rien différents de la grande surface du coin. Putain, j’allais oublier, il me faut un pseudo! Voyons, un nom qui  fasse amerloque, Debby, Beverly, non, Julie, Julie comment? Zev m’a dit qu’il faut aussi un nom de famille, c’est plus crédible... Julie Sanders! Ouais! ça sonne bien! Hello, my name is Julie Sanders, my name is Julie Sanders, Julie Sanders, Julie Sanders...Bon, ça ira. Pour le petit discours d’intro, tu n’as qu’à improviser, m’avait dit Zev. Et mon accent hollandais? j’en fais quoi? lui avais-je dit. Zev m’a répondu que ce n’était pas un obstacle, au contraire, les américains ont tous un accent...J’ai un de ces tracs, surtout qu’il y a tous ces mecs qui vont me jauger, me scruter et puis, il y a concurrence, il faut être performant sinon on est jeté comme un mal propre. J’arrive pile à l’heure, je gare la voiture, puis c’est l’épreuve de l’ascenseur. Je ne suis pas seule, heureusement, deux types montent avec moi, ils sont de la boîte. Ils me souhaitent bon courage. Je tombe nez à nez avec l’homme au regard diabolique, je lui demande quel bureau je peux occuper, il me répond assez sèchement qu’il n’en sait rien, que c’est au patron qu’il faut demander ça. Je vais donc jusqu’au bureau de Raffi, je frappe, pas de réponse, j’ouvre la porte, personne; un gars vient vers moi, et dit:
   -Salut, Amos, et toi c’est quoi ton nom? 
  -Mon vrai nom ?
   -Oui, bien-sûr, l’autre on s’en tape!
   -Moi, c’est Eliette, ou Eli si tu préfères!
  -Bon, Eli, je vais te conduire à un bureau libre, il n’y a pas de place définie pour chacun, quand tu arrives le matin, tu t’installes où tu veux! Tiens, ici tu seras bien avec vue sur la rue. Bonne chance! 
   La pièce comporte deux bureaux placés l’un derrière l’autre. Devant moi, un type de dos, il se retourne, me salue sans plus. Il est déjà au boulot. Dehors, la ville se réveille. Du treizième étage, aucun bruit ne parvient depuis le monde lilliputien, les fenêtres sont hermétiquement fermées, le conditionnement d’air fonctionne à plein tube. Mon collègue ne parle pas trop fort. Je prends un des annuaires et pointe mon bic au hasard. Je tombe sur l’état de New-York, avec le décalage horaire, le bon moment, en plus c’est un couvent! Peut-être une bonne augure...