vendredi 17 juin 2011

Je me suis tellement imaginé.. (107)

  Je me suis tellement imaginé cette ville, vu tant de photos, vu des films; maintenant que j’y suis, je n’ai pas de surprise. Evidemment, tout est si haut que l’on marche la tête levée les premiers jours, après on s‘habitue. Zer m’entraîne au sommet d’une des tours du World Trade Center, je ne voulais pas y aller, mais il m’a convaincue: je n’aurai pas de malaise dans un ascenseur aussi vaste qu’une piste de danse, qui va si vite que l’on a à peine le temps de dire ouf... Ce que je n’avais pas prévu est l’attirance du vide, là-haut, un mouvement imperceptible, surtout en ce jour de grand vent, accentue mon vertige. Plus jamais je n’irai, plus jamais au sommet d’aucune tour. Nous avons visité tous les lieux mythiques, à notre rythme habituel (effréné), ce qui avait l’avantage de nous réchauffer. Les sandwiches «Hot Pastrami» seront pour sûr le meilleur souvenir que je garde de New-York!
  Nous voilà rendu dans la cité des anges. Mon cousin Dan nous attend dans son resto du bord de mer à Venice. Nous pourrons loger chez lui pendant quelques jours, il habite à Santa Monica. Nous prenons un Greyhound de l'aéroport vers la côte, la route semble interminable, tout est tellement grand et laid. Je m’endors contre l’épaule de Zer. En fin d’après-midi, nous sommes enfin assis à la terrasse du resto face à l’océan. Dan, je me souviens à peine de lui, j’étais trop petite quand il est parti, je sais par mes parents que lui et son frère étaient des gamins très turbulents. Mon oncle, lui, a toujours eu une réputation de personne hors norme, disons d’aventurier, il habite avec sa femme un mobile home de luxe quelque part dans le désert du côté de Palm Springs. Dan est grand, il a une tignasse bouclée blond cendré, il tient de sa mère, une anglaise pulpeuse. Le frère de Dan, Jo, est dans mon souvenir plutôt gras et petit avec des cheveux noirs, il a suivi les traces de son père, il est fabricant d’objets pour le culte chrétien, il est devenu un homme d’affaire prospère d’après Dan à qui je demande des nouvelles de toute la famille. Dan m’explique avec fierté comment il a réussi, beaucoup grâce à sa femme Denise, son resto est devenu l’endroit à la mode et qui plus est renommé pour sa bonne cuisine française, la spécialité étant les crêpes fourrées salées et sucrées. Denise est originaire de Saint-Pierre et Miquelon, elle parle français avec un petit accent charmant, c’est une femme avenante. Ils ont deux enfants, une fille et un garçon d’environ dix et douze ans. Après nous avoir gavés de crêpes, Denise nous conduit à leur maison dans une rue résidentielle, calme, pas chic du tout avec des petits jardins à l’avant, le garage sur le côté, des maisons à un étage qui se ressemblent toutes, des pavillons de banlieue en carton. Nous avons une chambre à nous, Denise nous donne couette et draps de bain, elle me montre où se trouve la buanderie et explique le fonctionnement du lave-linge et séchoir. Elle me donne un jeu de clefs et nous souhaite une bonne nuit, elle doit retourner au resto aider Dan à boucler la journée. Zer est très silencieux, il n’a pratiquement pas dit un mot depuis notre arrivée, je crois qu’il est perdu, il ne maîtrise rien, il est à ma merci. Après avoir rangé nos affaires, nous nous endormons vite après cette journée interminable... Je me réveille, il est quatre heures du matin, c’est le décalage horaire. Je n’ose pas me lever de peur de réveiller la maisonnée; les cloisons sont fines, on entend le moindre soupir ou ronflement. Zer émerge à son tour, me demande l’heure, lui aussi ne peut plus dormir. On se parle à voix basse, Zer me questionne à propos de Dan et Denise, pourquoi elle parle français. Pour passer le temps je lui raconte leur histoire en quelques mots:
   -Rappelle-toi, je t’ai déjà expliqué que mon oncle s’en est allé un beau jour dans l’urgence, il a pris un bateau à Anvers avec sa femme et ses deux fils adolescents. Ils sont allés au Canada, à Montréal. Je ne sais pas par quel cheminement, mais toujours est-il que mon oncle est parti sur les routes du nord accompagné des garçons; ils ont sillonné ce territoire vendant des chasubles, calices, patènes, encensoirs et j’en passe. Ils allaient de village en village, d’église en prieuré. 
   -Mais ton oncle est juif, non?
   -Oui! ça ne l’empêchait pas de faire de pieux mensonges et le signe de croix en se mettant à la table des curés! Et c’est comme ça qu’un beau jour, ils se sont retrouvés à Terre-Neuve puis ont poussé jusqu’à Saint-Pierre et Miquelon, un département français, c’est là que Dan a rencontré Denise, il aurait dit en la voyant: «c’est elle, c’est la femme de ma vie» et ils ne se sont plus quittés! Bien des années plus tard, toute la famille s’est installée ici à Los Angeles.
  Zer n’apprécie qu’à moitié mon récit, en fait, il désapprouve mon oncle, je lui explique qu’un petit mensonge pour survivre n’est pas un crime! Je savais que Zer ne comprendrait pas, je regrette qu’il n’ait pas été séduit par cette histoire rocambolesque; je les ai souvent imaginés sur les routes par tous les temps trimballant leur camelote, dormant au petit bonheur la chance tantôt dans des motels miteux ou des fois chez l’habitant dans un bled perdu, des congères de neige les obligeant à rester plus longtemps que prévu. Une histoire qui mérite bien plus que le dédain de Zer. D’ailleurs celui-ci s’est rendormi, moi, je continue de gamberger dans le grand nord...

vendredi 10 juin 2011

On arrive à New-York..(106)

  On arrive à New-York en plein blizzard. Heureusement, nous nous sommes acheté chacun un pull islandais pendant l’escale à Reykjavik! Il y a de ces courants d’air à chaque coin de rue, nous sommes frigorifiés. J’ai noté dans mon carnet un numéro de téléphone d’un fille rencontrée au village l’été dernier, elle habite Manhattan, je lui donne un coup de fil depuis un bistrot. On peut passer, Patty est chez elle, et ravie de nous recevoir. Cela tombe bien, il fait si froid que nous ne pensons qu’à nous réchauffer. La visite de New-York peut attendre. Patty vit dans un gratte-ciel à deux pas de Time square. La mort dans l’âme, je suis obligée de prendre l’ascenseur, c’est au quarantième étage. Je me presse contre Zer qui semble serein, je ferme les yeux, je sens la panique monter au rythme des étages, j’ai des picotements dans les mains et les jambes, si ça dure encore, je vais m’évanouir, on arrive in extremis. Patty nous reçoit en maillot de bain, elle nous explique que le chauffage est réglé pareil pour tous les appartements, elle ne peut rien y changer, c’est comme ça en hiver, alors elle vit pratiquement à poil et bouffe des glaces à longueur de journées. Il fait vraiment étouffant, je lui demande si elle peut ouvrir une fenêtre, Patty m’explique que les fenêtres ne s’ouvrent pas dans ces bâtiments; en cas d’incendie, il n’y a que les issues de secours sur les paliers qui donnent accès aux échelles extérieures. Après deux heures de papotes vides comme les rues un dimanche d’hiver, on décide de dégager avant que la nuit tombe. Patty nous a donné l’adresse d’un hôtel pas cher à quelques rues d’ici, un ancien palace désormais le rendez-vous des globes trotters et autres hippies. Je suis complètement dans le cirage, le décalage horaire et la fatigue du long voyage me font sombrer aussitôt allongée sur le lit.

mercredi 1 juin 2011

Le réveil est pénible.. (105)

  Le réveil est pénible, courbaturée, la tête lourde, la bouche pâteuse. Je me souviens que nous avons rencontré des gens qui nous trouvaient bien joyeux, il faut dire que l’on pouffait de rire à propos de n’importe quoi. Puis tout a commencé à vaciller, les mouvements se décomposaient au ralenti, se superposant dans des gammes de couleurs diverses, c’était vraiment très beau. Je me rappelle avoir regardé les arbres avec une fascination éperdue, comme si je les voyais pour la première fois de ma vie. J’étais en extase devant tous les chats; il paraît même que je miaulais, je ne m’en souviens pas. Zer se souvient de tout, c’est à se demander s’il a pris l’acide, peut-être qu’il a eu peur au dernier instant. Je ne sais pas combien de temps ça a duré, d’après Zer, nous sommes rentrés aux premières lueurs de l’aube. Finalement, tout s’est bien passé, pas de bad trip.             
 Ce matin, je ne suis pas vaillante, la descente est moins joyeuse. Nausées, angoisses, tous les symptômes dont j’ai tant entendus parler. Après avoir passé la journée à somnoler, à manger, je me sens mieux. Zer revient avec son projet californien, il me supplie de faire le nécessaire; il jette un paquet de fric sur la table, de quoi acheter les billets. Il a renoncé à mettre la maison en location, son frère Yacov passera de temps à autre, voir si tout va bien. Le lendemain, je vais à l’agence de voyage. J’opte pour deux allers simples avec escale à Amsterdam, de là nous irons via Reykjavik à New-York où l’on restera quelques jours avant de continuer jusqu’à L.A. Le départ est prévu dans une semaine, le temps de tout préparer et faire les adieux. En rentrant à la maison, j’appelle mes vieux pour les informer de notre départ et aussi pour leur demander les numéros de téléphone de la famille aux states. Le lendemain, je vais chez Gilberte, j’ai besoin de me confier, ce n’est pas tant que j’appréhende le changement, je n’ai pas d’opinion, je me suis laissé entraîner dans l’aventure sans me demander si j’en avais envie, maintenant, il est trop tard pour faire marche arrière. Et puis après sept années passées ici, je commence à m’encroûter! J’arrive au couvent, trouve Gilberte en train de bêcher dans un des potagers, en me voyant elle dit:
   -Salut bonhomme! Quel bon vent t’amène?
   -J’ai une nouvelle à t’annoncer!
   -Une bonne j’espère!
   -Ni bonne, ni mauvaise, Zer et moi, on se tire en Californie pour un temps indéfini.
   -C’est quoi cette histoire! Qu’est-ce qu'il vous prend?
  J’explique à Gil les tenants et aboutissants, qu’au fond, j’en n’ai rien à cirer, mais que ce n’est peut-être pas une si mauvaise décision, qu’après tout, traîner ici ou ailleurs, et puis ce sont les rencontres qui comptent, elles seront les mêmes où que j’aille, dis-je sur un ton désabusé. J’ajoute, que bien-sûr, elle va me manquer, que j’écrirai, c’est promis juré. Gil me raccompagne jusqu’au portail, on s’embrasse encore, je la quitte le coeur lourd. Je me retourne plusieurs fois pour la saluer...