lundi 21 janvier 2013

Vers vingt trois heures... (171)


   Vers vingt trois heures, extinction des lumières. Il était temps, rien de pire que la lumière blafarde de ces foutus néons. Les chuchotements des filles continuent, ainsi que leur va-et-vient incessant entre lits et fenêtres, donnant l’impression qu’elles attendent quelque chose du dehors. J’essaye de dormir en vain, leur stress ne fait qu’augmenter le mien. N’y tenant plus, je me lève. M'habituant peu à peu à l’obscurité, je les aperçois en train de nouer leurs draps les uns aux autres. Je suis partagée entre me taire ou intervenir, sachant qu’elles courent un grand danger vu l’étage où nous nous trouvons, mais comment le leur faire comprendre, d’ailleurs quel est l’enjeu d’une telle prise de risque? Fuient-elles une misère insupportable, ou ont-elles le cerveau lessivé par le rêve américain vu à la télé. Je les ai côtoyés, ces clandestins de tout bord, ces nouveaux esclaves. Je m’approche de l’une d’elles et la préviens du péril. Elle me répond dans un anglais très approximatif accompagné d’une série de gesticulations, que ce n’est pas la première fois qu’elles s’échappent de cette façon, d’ailleurs, une fois en bas, leurs copains passeront les récupérer en voiture; under control, under control, me répète-elle. Dans un geste d’impuissance, je hausse les épaules et retourne m’allonger. Après tout, elles semblent déterminées et savoir ce qu’elles font, de la routine en quelque sorte. Assoupie, mauvais rêve et réalité s’entremêlent, quand quelques cris stridents, suivis de hurlements s’élèvent dans le silence de la nuit. Je me jette hors du lit pour constater le drame annoncé. Deux d’entre elles gisent inertes faces contre terre, deux taches claires sur l’herbe sombre, tel des cerf-volants échoués sur une pelouse. Trois bagnoles quittent à toute blinde les lieux dans un crissement de pneus. Alertées par le bruit, les nonnettes se précipitent vers la pelouse, s’agenouillent et se mettent à prier auprès des corps sans vie. Les néons ont été rallumés dans le dortoir. Celles qui n’ont pas eu le temps de s’échapper, 
une dizaine environ, se regroupent et pleurent. Je me tiens à l’écart, désemparée, tremblante, me reprochant ma mollesse, j’aurais dû être plus ferme pour empêcher l’irréparable. Pendant ce temps, d’autres soeurs arrivent, deux d’entre elles s’adressent à nous, l’une en anglais, l’autre traduisant en espagnol:  
   -Vous comprendrez que dans ces conditions, nous ne pouvons vous héberger plus longtemps, nous avons contacté les autorités qui ne devraient pas tarder. Nous vous demandons de bien vouloir vous habiller, réunir vos affaires et descendre. Vous serez transférées vers un centre fermé. 

samedi 12 janvier 2013

Nous voilà en route vers...(170)


    Nous voilà en route vers le couvent. Nous, c’est une vingtaine de filles qui ne pipent pas un mot d’anglais, la communication est difficile, je leur souris, elles me sourient aussi. Elles, elles ont l’air de se connaître, discutent d’un bout à l’autre du car. Le mot «couvent» m’évoque tout naturellement le couvent, le mien, celui de Gilberte. Oh, Gilberte, si tu me voyais. Des larmes me montent aux yeux, mais qu’est-ce qu’il m’arrive, pourquoi suis-je encore sur la mauvaise route? Le bus bifurque dans une rue mal éclairée, aux bâtiments sombres. Nous sommes arrivés dans downtown L.A. Nous débarquons devant un bâtiment impressionnant de cinq étages, en brique rouge, de style neo-gothique, entouré d’une pelouse parsemée de quelques arbres. Des fenêtres sont éclairées tout en haut. Deux soeurs nous accueillent, et dénombrent le petit troupeau. Une fois au complet, nous montons les cinq étages par le grand escalier jusqu’au dortoir où les lits sont déjà faits. A côté, dans une autre pièce, une salle d’eau avec douches, puis une buanderie disposant de plusieurs machines à laver et séchoirs. Tout au bout du long couloir, le réfectoire, suivi d’un coin salon avec fauteuils et une télévision. Après nous avoir expliquées les règles de la maison, les deux religieuses nous quittent en nous souhaitant une bonne nuit, ajoutant que demain sera encore une rude journée pour nous, qu’elles nous réveilleront à six heures pour le petit déjeuner qui sera servi avant notre départ. Les filles s’installent aussitôt, s’accaparant les lits proches des fenêtres. Certaines scrutent la rue pendant un bon moment, puis reviennent s'asseoir sur l’un des lits, se parlent à voix basse comme si elles complotaient. Je me déshabille, mets les vêtements que je porte depuis deux jours dans le lave-linge, m’entoure d’un drap de bain prêté par les bonnes soeurs. Je regarde un moment la télé, la chaîne choisie par les soeurs présente une série télévisée, Little house on the prairie, je m’en lasse après un moment, trop doucereux pour mon état d’âme, je somnole quelques temps, puis vais prendre une douche, me laver les tifs; entre-temps, la machine a fini ses cycles, je fourre mes nippes dans le séchoir, retourne au salon où un petit groupe a pris place, l’attention médusée par un téléfilm en  langue espagnole qu’elles ont réussi à dénicher dans le fouillis des nombreuses chaînes. Je décide d’aller pioncer, il n’y a que ça à faire bien que je sois tendue et n’arriverai probablement pas à trouver le sommeil malgré une fatigue extrême.

lundi 7 janvier 2013

Une vingtaine de minutes plus tard... (169)


    Une vingtaine de minutes plus tard, le véhicule s’immobilise. Je  suis restée prostrée tout au long du trajet, pas eu un regard vers l'extérieur. Ne sais pas où je suis, d’ailleurs, je ne sais plus rien à part ma détresse. Un flic m’ordonne de descendre, m’emmène vers une sorte de hangar. On me pousse à l’intérieur. Je ne suis plus seule. Il y a là une centaine d’individus parqués dans deux espaces séparés par de hauts grillages, d’un côté les hommes, de l’autre les femmes. La plupart sont mexicains, jeunes et très bruyants.  Je ne parviens pas à comprendre ce qui m’arrive, ce qui leur arrive. La panique me hante, j’essaie de ne pas la laisser s’insinuer. Rester calme, attendre. Cette situation abjecte ne peut durer très longtemps, trop indigne de ce grand pays. Pourtant, personne ne semble révolté, ils ont l’air de trouver tout cela normal. Très vite, je suis repérée par un homme qui grimpe au grillage. Parvenu à mis hauteur, il m'interpelle dans un baragouin hispano-anglais. Par des gestes obscènes, l'homme me fait comprendre que je lui plais, ce qui provoque l’hilarité générale, les clameurs vont crescendo. Je reste assise à même le sol en béton. Les femmes me regardent avec curiosité, elles voient bien que je ne suis pas l’une des leurs. L’atmosphère est lourde, l’air circule à peine, aucune fenêtre, l’espace est sombre. Ca pue, ça sent le fauve. Les chiottes sont plantées dans le fond, de simples cabines en bois léger sans toit. J’ai la nausée. De temps en temps un garde fait une ronde en frottant sa matraque contre le grillage, ce qui a pour effet de diminuer les clameurs un court instant. Les heures passent sans que personne ne vienne nous délivrer. J’ai une faim de loup, je dévorerais n’importe quoi, quand enfin, résonne un bruit de chariots métalliques. Tout le monde se jette vers le grillage, je reste en retrait et attends. Petit à petit chacune revient tenant une barquette en alu dans laquelle est servi un repas accompagné d’un grand gobelet rempli de coca. Je me lève et avance dans la cohue. Je ne sais pas si c’est la faim, mais le repas composé de deux enchiladas garnies, recouvertes d’une sauce épaisse de fromage grillé est un véritable délice, je me les engouffre en un rien de temps, bois le coca et finis par m'assoupir. Je me réveille en sursaut. Un haut-parleur énonce des noms, quelques femmes se dirigent vers la sortie, passent une à une de l'autre côté du grillage. Mon nom est prononcé, je me précipite avec quelques autres à l’avant. Une femme flic est assise à une table encombrée de piles de dossiers, sorte de bureau improvisé à la porte du hangar, elle me dit de m'asseoir et de répondre par oui ou par non à ses questions. Toujours les mêmes questions auxquelles je réponds pour la troisième fois. Puis, elle termine un petit laïus en disant: 
  -Maintenant, vous allez rejoindre le groupe de femmes là-bas à gauche, vous serez conduite en car jusqu’à un couvent du centre ville, vous y passerez la nuit et demain dans la matinée, on vous emmènera à l’aéroport où on vous mettra dans un avion, direction case départ!
  Je veux ajouter un mot, mais elle me fait non de la tête et m’indique la file, d’ailleurs je ne sais même ce que j’aurais pu lui dire ou lui demander.