mardi 24 mai 2011

L'échec.. (103)

  L’échec de ma démarche fut l’occasion d’une introspection. J’ai retrouvé un peu de paix avec moi-même, me suis remise à la peinture; deux petites toiles avec des groupes de personnages dans les tons rouges; l’incendie a marqué mon esprit. Dès que l’on passe la porte, l’odeur entêtante de la térébenthine assaille les narines, une vraie drogue, je ne m’étais pas rendu compte à quel point j’étais en manque. Zer est fier de montrer mon travail aux amis qui passent. Je suis hésitante par rapport au résultat, je n’avais plus touché un pinceau depuis bien longtemps; les croquis, je n’ai jamais cessé d’en faire. Gilberte est passée l’autre jour, elle m’a dit que c’était écoeurant de voir à quel point je suis douée, je ne l’ai pas crue bien-sûr, j’ai mis cela sur le compte de la bouteille de raki vidée ensemble! Laissant sous-entendre que je la délaissais ces derniers temps, Gil me fait promettre de venir lui rendre une visite à la fin de la semaine. 
  Ce matin, Zer est parti chez des amis à Tel-Aviv, je n’avais pas envie de l’accompagner. Je me sens patraque, chopé une cystite. Je décide d’aller voir Gilberte. J’entends une voix de femme par la porte entrouverte, j’appelle Gil qui vient vers moi, m’embrasse et dit:
   -Entre! ne fais pas la timide, c’est Ruth, tu sais, une amie de Paris.
  Elle m’avait parlé vaguement de cette femme plus très jeune, directrice d’une maison d’édition; parfois, je soupçonne Gilberte qui vient d’un milieu modeste d’être un peu snob dans le choix de ses relations; elle a l’art de s’entourer d’une certaine élite, en tout cas à mes yeux. Tout ça m’est bien égal, les gens me plaisent ou pas, peu m’importe leur rôle. En aparté, j'explique mon petit ennui urinaire à Gil qui aussitôt claironne:
   -Ruth, je te présente Eliette, la grande amoureuse accablée d’une cystite! Excuse-moi Eli, mais ça me fait marrer!
   Je la fusille du regard, elle se fout de ma gueule devant la bourge qui dit:
 -C'est une rencontre pour le moins étonnante, je dirais même insolite, comment des filles d’horizons aussi différents se retrouvent ensemble!
   Pour qui elle se prend cette pétasse! Je regrette d’être venue. Après une demi-heure, je m’en vais. C’est la première fois que Gil me déçoit, comment peut-elle être amie avec une femme pareille, quelque chose m’échappe...

Contrairement.. (102)

  Contrairement à l’idée que je m’étais faite, ces enfants sont comme tous les enfants du monde, il y en a qui sont plus doués que d’autres, ou ont plus de facilités à s’exprimer, leur handicap pourtant très lourd, n’y change rien. Ma préférence va au petit Hussein qui malgré la paralysie de ses deux membres inférieurs est très turbulent, très éveillé. Pour cette première après-midi, je leur demande de faire un portrait au choix, Hussein vient de terminer le mien, au bic. Absolument sans merci! Il a su mettre en évidence mes défauts façon caricature, un vrai génie cet enfant. Les autres sont encore au stade du rond pour la tête, traits pour le corps, peu importe, ils sont très concentrés. De temps en temps Warda passe voir si tout va bien, tout va, même Shoshi pour qui c’est très difficile à cause de ce foutu pouce; assise à une petite table, son crayon lui échappe constamment, je l’aide en pressant légèrement sa main dans la mienne, elle me jette des regards angoissés, je lui souris et dis que c’est bien, qu’elle y arrivera, aussitôt, elle revient à son dessin avec un peu plus d’assurance. J’essaye de donner de l’attention à chacun, ils ont l’air de m’accepter. Sans que je m’en aperçoive, le temps a filé. Warda revient et me dit:
   -Pour moi tu peux rester, mais il est l’heure! L’équipe de nuit va bientôt arriver.
  Nous bavardons encore un moment, elle dit que je m’investis trop, qu’il faut prendre plus de recul, mais que c’est normal pour un premier jour. Je la remercie pour son accueil, et ses bons conseils. Je prends congé des enfants, leur dis à demain. Je rentre à pied pour décompresser. Warda a raison, je sens une terrible tension dans tout mon corps, il faut que je prenne les choses avec plus de légèreté. Arrivée à la maison, je m’allonge sur la terrasse, Zer est déjà là, il me demande comment cela s’est passé sans vraiment attendre de réponse, il a l’air soucieux... 
 J'en suis à ma dixième après-midi avec les enfants, tout ce passe plutôt bien, mais ce soir, je suis épuisée -surtout moralement. En fait, j’ai su assez vite que je ne tiendrais pas le coup longtemps, je comprends mieux ce que Warda a voulu dire le premier jour: «Ou tu tiens ou tu tournes les talons après deux jours». J’ai cru que je serais assez forte pour affronter la souffrance de ces mômes, il n’en est rien. J’ai accumulé, puis absorbé leur peine, je ne peux pas continuer. Demain, j’annoncerai ma décision à Warda, je me sens lâche.