mardi 31 janvier 2012

Aujourd'hui on est vendredi.. (145)

  Aujourd’hui on est vendredi, jour des bilans. Cela fait cinq jours que je téléphone dans tout le pays. J’ai fait un bon score d’après mes collègues. En fait, ce ne fut pas très difficile; les personnes auxquelles j’ai eu affaire étaient des plus conciliantes et me crurent sur parole. Etaient-elles naïves ou j’étais, moi, bonne comédienne, je ne saurais le dire! J’ai tout de même un rien de mauvaise conscience en y repensant, mais bon, il faut que je gagne ma croûte, tant pis... Je me dirige vers la salle de réunion. Tout le monde est assis face au grand tableau noir où sont indiqués les noms des dix meilleurs suivis de leur chiffre de vente. J'arrive en seconde position! Je n’en crois pas mes yeux. La cérémonie commence par le dernier de la liste. Chacun reçoit les félicitations du patron et les applaudissements des collègues. J’ai l’impression d’assister à une distribution des prix de fin d’année scolaire, comme autrefois où du reste, je repartais toujours défaite, les mains vides. Je me souviens de ces moments d’humiliations extrêmes quand je retrouvais ma soeur, l’éternelle première de classe, les bras chargés de livres... Enfin mon tour arrive, malgré ma réussite, je ne suis pas à l’aise. Je prends mon courage à deux mains et me lève dans le vacarme des applaudissements. Raffi fait son petit discours en appuyant sur le fait que je ne dois pas me laisser enivrer par ce premier succès, qu’il faut que je fasse encore mieux la prochaine fois. Il me remet la coquette somme de cinq cents dollars. Je retourne m'asseoir un peu étourdie. Le vacarme reprend de plus belle à l’annonce du grand gagnant de la semaine, il s’appelle Ethan, tous les regards convergent vers le fond de la salle. Ethan se lève à son tour, je reconnais l’homme au regard diabolique! Très sûr de lui, il reçoit son pactole avec la nonchalance du type blasé. Fatigué des hourras de ces confrères, il fait un geste de la main pour les calmer. Grand et maigre, les cheveux noirs avec une mèche rebelle qu’il écarte sans cesse, il est d’une beauté sombre qui me débecte et m’attire. Presque malgré moi, j’essaie de capter son regard. Le bras tendu, il secoue sa main tenant une liasse de billets verts et dit -On va voir qui à l’avenir sera le plus fort! tout en me fixant droit dans les yeux. Son cirque terminé, la salle se vide. Quelques petits groupes se forment dans le long couloir, les uns parlent de leurs projets pour le week-end, d’autres se donnent rendez-vous. Moi, je file à l’anglaise, j’ai hâte de sortir de ce guêpier, d’aller à la plage, de retrouver mes amis délaissés depuis cinq jours.

jeudi 26 janvier 2012

J'avais mis le réveil... (144)

   J’avais mis le réveil sur quatre heures. J’ai mal dormi, ou plutôt trop peu. Vaseuse, je me dirige vers la bagnole; le jour se lève à peine, les rues sont vides. J’allume la radio -Paul Simon -fifty ways to leave your lover... Un cafard monstre m’envahit. Qu’est-ce que je fous là, où est Gilberte? Oh, Gilberte, si tu me voyais... Oui, bon, ça suffit, pas de ça! Pas de nostalgie à deux cents! Tu vas travailler, c’est ce que fait à peu près tout le monde. Oui, mais débiter des mensonges au téléphone, car c’est bien de ça qu’il s’agit d’après Zev, c’est ce qu’il m’a dit hier. En y repensant, je crois que je n’aurai pas le cran de raconter des bobards à des innocents, leur faire gober que c’est l’affaire du siècle, une chance à ne pas manquer, qu’ils doivent saisir cette chance que je leur offre en achetant des (soi-disant) surplus de l’armée américaine! Non, mais, il faut être débile pour croire ça, surtout que les prix ne sont en rien différents de la grande surface du coin. Putain, j’allais oublier, il me faut un pseudo! Voyons, un nom qui  fasse amerloque, Debby, Beverly, non, Julie, Julie comment? Zev m’a dit qu’il faut aussi un nom de famille, c’est plus crédible... Julie Sanders! Ouais! ça sonne bien! Hello, my name is Julie Sanders, my name is Julie Sanders, Julie Sanders, Julie Sanders...Bon, ça ira. Pour le petit discours d’intro, tu n’as qu’à improviser, m’avait dit Zev. Et mon accent hollandais? j’en fais quoi? lui avais-je dit. Zev m’a répondu que ce n’était pas un obstacle, au contraire, les américains ont tous un accent...J’ai un de ces tracs, surtout qu’il y a tous ces mecs qui vont me jauger, me scruter et puis, il y a concurrence, il faut être performant sinon on est jeté comme un mal propre. J’arrive pile à l’heure, je gare la voiture, puis c’est l’épreuve de l’ascenseur. Je ne suis pas seule, heureusement, deux types montent avec moi, ils sont de la boîte. Ils me souhaitent bon courage. Je tombe nez à nez avec l’homme au regard diabolique, je lui demande quel bureau je peux occuper, il me répond assez sèchement qu’il n’en sait rien, que c’est au patron qu’il faut demander ça. Je vais donc jusqu’au bureau de Raffi, je frappe, pas de réponse, j’ouvre la porte, personne; un gars vient vers moi, et dit:
   -Salut, Amos, et toi c’est quoi ton nom? 
  -Mon vrai nom ?
   -Oui, bien-sûr, l’autre on s’en tape!
   -Moi, c’est Eliette, ou Eli si tu préfères!
  -Bon, Eli, je vais te conduire à un bureau libre, il n’y a pas de place définie pour chacun, quand tu arrives le matin, tu t’installes où tu veux! Tiens, ici tu seras bien avec vue sur la rue. Bonne chance! 
   La pièce comporte deux bureaux placés l’un derrière l’autre. Devant moi, un type de dos, il se retourne, me salue sans plus. Il est déjà au boulot. Dehors, la ville se réveille. Du treizième étage, aucun bruit ne parvient depuis le monde lilliputien, les fenêtres sont hermétiquement fermées, le conditionnement d’air fonctionne à plein tube. Mon collègue ne parle pas trop fort. Je prends un des annuaires et pointe mon bic au hasard. Je tombe sur l’état de New-York, avec le décalage horaire, le bon moment, en plus c’est un couvent! Peut-être une bonne augure...

jeudi 5 janvier 2012

A l'entrée... (143)

  A l’entrée, un long couloir dans lequel donne une multitude de portes, toutes ouvertes. Dans les locaux, des gens téléphonent. Les voix se mélangent en un fond sonore inextricable. Yaël se dirige vers la seule porte fermée, frappe, entre. Un homme jeune est assis dans un fauteuil de cuir noir, jambes croisées sur le bureau, la chemise blanche négligemment déboutonnée laissant apparaître un torse glabre et bronzé, autour du cou une chaîne en or à laquelle pendent quelques porte-bonheur qu’il fait glisser dans un va-et-vient, les yeux dans le vague. Il se lève d’un bond et dit en hébreu:
   -Oh, mais c’est Yaël, salut ma belle! C’est gentil de venir me voir! Quel bon vent t’amène?
   -Salut Rafi! c’est ma copine, elle cherche du travail, je te présente Eliette!
  -Alors Eliette, je vais aller droit au but car je suis très occupé! je t’explique en quoi consiste le boulot. Avant tout, Il faut que tu te trouves un nom qui sonne américain, puis, tu t’installeras et appelleras les boîtes susceptibles d’acheter nos marchandises, c’est à dire des fournitures de bureaux et matériels de dessins, entre autres, feutres, stylos billes, crayons, pastels papiers, carnets, agendas, agrafes, colles et j’en passe. Des annuaires téléphoniques de chaque état, et une liste des marchandises disponibles sont distribués à chaque téléphoniste. Il faudra que tu vendes le plus possible car tu auras dix pour cent sur le total de tes ventes que je paye lors de la réunion hebdomadaire, le vendredi avant la clôture. Pour les autres renseignements, tu t’adresseras à un de tes futurs collègues. Une dernière petite chose, on commence à cinq heures du matin, à cause des décalages horaires, à treize heures on termine le travail. Rafi me déballe tout ça en deux minutes, nous fait la bise et s’en va! Une vrai tornade! Je regarde Yaël et lui demande:
   -C’est quoi ce mec? Il est toujours comme ça?
   -Oui! T’en fais pas, il est un peu speedé mais il est réglo!
   -Je parie qu’il carbure à la coke, à voir son air, ça ne m’étonnerait pas!
   -Probablement, mais tu t’en fous! Zev, il a gagné beaucoup de fric ici!
   -Pourquoi a-t-il arrêté?
  -Parce que tu ne tiens pas longtemps à faire ce genre de boulot, c’est pour ça que Rafi est toujours en quête de marginaux dans notre genre!
   -Mais il y a des tas de choses que je ne pige pas, il faudra que Zev m’explique.
  -T’inquiète! Justement, je dois passer le prendre au labo où il travaille, c’est sur La Cienega, tu pourras lui poser toutes les questions sur le chemin du retour. 
   Nous sortons dans le couloir où le vacarme des voix nous enveloppe. Je jette un coup d’oeil ça et là, je ne vois qu’une seule fille. En passant devant une des portes entrouvertes, j’aperçois un de mes futurs "collègues", nos regards se croisent un instant, un regard intense, presque diabolique qui me trouble. En sortant, des types qui font une pause devant la machine à café nous taquinent en lançant quelques vannes graveleuses. Les treize étages n’en finissent pas, je suis oppressée; l’ascenseur s’arrête enfin, la porte glisse doucement, la clarté du jour nous éclabousse.

lundi 2 janvier 2012

Les jours suivants...(142)

   Les jours suivants, je me la coule douce, je passe mon temps avec mes nouvelles amies. Je vois Pam régulièrement, elle m’invite à manger ou apporte des plats de chez le traiteur chinois. Le soir, je vais souvent au Venice Fox, le seul cinéma où l’on peut voir autre chose que des productions hollywoodiennes. J’y retrouve parfois Julia quand Michaël ne l’accapare pas. L’autre soir, elle était là, nous sommes rentrées ensemble. Nous avons parlé toute la nuit en fumant des joints, tout y passait en de longues digressions très intenses...Je me souviens qu’elle m’a dit que sa grande passion c’était les chevaux, que bientôt elle retournerait vivre dans le ranch auprès de son vieux père. Puis on a parlé de Michaël. Il s’est trouvé sur son chemin, c’est tout. Par contre elle m’a fait sous-entendre qu’il était bleu de moi, mais que c’est un grand timide. J’aurais voulu lui dire que c’est elle que j’aime, que moi aussi je suis timide, mais je n’ai pas osé... Le lendemain, pas de Julia, elle a disparu, je la cherche partout désespérément. Je croise Michaël, il m’apprend qu’elle est partie voir son père souffrant, qu’elle reviendra à la fin de la semaine. Une semaine, c’est long, elle me manque déjà. L’après-midi, je traîne à la terrasse du resto dans l’espoir d’avoir du travail, mais Dan n’a pas besoin de renfort en ce moment. Je sirote mon café. A la table voisine, un couple s’assoit, la fille s’adresse en hébreu à l’homme, lui demande s’il ne préfère pas se mettre au soleil, le type lui répond qu’elle sait bien qu’il est un homme de l’ombre... Je ne peux réprimer un petit rire, ils me regardent et me saluent. On fait connaissance. Yaël et Zev sont de Jérusalem. On se rend vite compte que nous avons des connaissances communes. De fil en aiguille, je leur raconte ma situation. Yaël a déjà entendu parler de Zerah -Jérusalem est un village! D’après Yaël, il y a beaucoup d’israéliens à L.A. Dès demain, elle me présentera un type chez qui Zev a travaillé pendant un moment, il a une boîte de vente par téléphone, et recrute plein de gens, pas besoin d’être diplômé, ni d’avoir la carte de séjour... On se donne rendez-vous, elle viendra me chercher dans la matinée, vers dix heures.
   Yaël est une fille curieuse, je veux dire, peu commune, je la trouve plutôt jolie, les cheveux courts blonds foncés, elle n’est pas grande mais fine. Elle regarde les gens droits dans les yeux quand elle leur parle de sa voix à peine audible. Après avoir fait son service militaire obligatoire, elle a choisit de partir avec Zev voir l’Amérique. Zev veut devenir cinéaste, c’est pour ça qu’ils ont atterri ici. Il est déjà dix heures et demie, toujours pas de Yaël en vue. Je descends et l’attends devant la porte. Le voisin du dessous sort et me fait un grand sourire et dit:
    -Ton amoureux t’a posé un lapin?
    -Non, je n’ai pas d’amoureux, j’attends une copine!
   -Tu n’as pas d’amoureux, c’est bon à savoir! me dit-il en en se dirigeant vers le parking où il est en train de démonter un moteur.
   J’aime bien Don, c’est un type très doux malgré son physique de lutteur, les mains éternellement noires de cambouis. Sur ce, une voiture s’engage dans le parking, une coupée à lunette arrière immense et oblique, c’est une Plymouth Barracuda grise, une véritable pièce de collection. A peine visible, derrière son volant, Yaël me fait signe de monter. Don suit la voiture du regard, il n’en revient pas, il lève son pouce à notre passage. Je dis à Yaël qu’elle en jette avec sa bagnole, elle répond qu’elle est à Zev, qu’il en n’a rien à cirer, c’est juste une voiture d’occasion. Yaël conduit la Barracuda avec flegme jusqu’au fin fond de Hollywood. La boîte se trouve dans un building, au treizième étage. Je m’étais pourtant juré de ne plus mettre les pieds dans un de ces foutus ascenseurs...