vendredi 14 décembre 2012

Cela devait arriver... (168)


  Cela devait arriver, mais que ça tombe justement le jour de mon anniversaire n’est pas un hasard! C’est une des réflexions qui traversent mon esprit pendant que je me ronge les ongles jusqu’au sang. Je pense à cette femme rencontrée l’autre jour à la terrasse qui me parlait de rebirthing, je n’avais jamais entendu parler de cette thérapie, ça doit être un peu ce que je vis en ce moment, respiration accélérée, angoisse. J’ai la tête qui tourne, quand fort heureusement, la bagnole s’arrête, le flic me fait descendre. Je tiens à peine sur mes quilles, tremble, je suis en sueur. L’air de la nuit me requinque un peu, mais aussitôt, je suis conduite dans un poste de police. On me pousse devant un guichet où un autre flic me demande nom et adresse, fait l’inventaire de mes objets personnels. Puis une femme, également en uniforme, m’enlève les menottes, me tend une couverture rêche et dit de la suivre. Dans le couloir, je vois un téléphone, demande aussitôt si je peux appeler un proche, elle me dit de faire vite, et à condition que ce soit un appel local. Je me jette sur l’appareil comme sur une bouée de sauvetage, j’appelle Norton:
   -Oui, c’est moi, où je suis? J'sais pas, sans doute à Santa Monica dans un bureau de police, on m’a arrêtée pendant que je filais chez toi, je ne peux rien te dire de plus, on me fait signe de couper. 
  Je n’entends pas les dernières paroles de Norton, la gardienne m’ayant carrément arrachée le cornet des mains. Je lui demande pourquoi elle a fait ça et me répond que je peux déjà m’estimer heureuse d’avoir pu téléphoner! Je ne comprends pas, je pensais que l’on avait au moins le droit d’avertir quelqu’un dans ces cas-là, je ne suis pas une criminelle à ce que je sache, lui dis-je, mais elle fait semblant de ne pas m’entendre et me pousse dans une cellule à barreaux au fond du couloir. Je reste assise sur le bout du lit, (la couverture et le matelas puent trop), ressassant les faits depuis mon départ de la maison à maintenant, me demandant quelle sera la suite. Je finis par me dire que je pourrais peut-être sortir dans la matinée, Norton ayant trouvé un peu de fric pour payer la caution, ça se fait ici, enfin, je n’en sais rien. Le jour se lève, le couloir s’anime, j’entends des voix, des pas. Une nouvelle gardienne vient me chercher, m’emmenant dans une arrière-cour où un fourgon m’attend. Je refuse de monter, je veux savoir ce que cela signifie. Un policier finit par me dire que l’on va me conduire vers un centre de regroupement pour illégaux et de là, me renvoyer vers mon pays d’origine!
   

mercredi 5 décembre 2012

Aujourd'hui, j'ai vingt-huit ans... (167)


   Aujourd’hui, j’ai vingt-huit ans. Ce soir, Norton organise une petite fiesta chez lui, en mon honneur. J’ai fait une folie, me suis offert un ensemble, jupe ample et blouse à col bateau en jersey de coton et soie, très léger, rayé de fines lignes de couleurs sable, noir et rouge. Je suis certaine que ça plaira à Norton, il aime les tenues chics et discrètes. Dans une heure, il faut que je sois là, juste le temps de prendre une douche et me refaire une beauté. A huit heures pile, je m’en vais, prends la Chevi direction Westwood. Je roule sans me presser, quand soudain surgit dans mon rétroviseur une bagnole de police. Les phares m’éblouissent, puis la sirène se met à hurler. Un peu saisie, je ne comprends pas tout de suite que je suis en cause. La voiture me fait une queue de poisson, m’obligeant de me garer le long du trottoir. Pétrifiée, je reste assise dans la voiture. Le policier s’avance et me dit:
   -Ton permis, s’il te plaît, ton feu arrière droit est mort, il va falloir le remplacer!
   Et là tout à coup, je me rends compte que je suis foutue. Les choses se bousculent dans ma tête. Je fais semblant de chercher dans mon sac pour gagner du temps. Le type s’impatiente, je lui remets mon permis international tout en sachant qu’il va me demander mon passeport, qui lui, porte la preuve de mon illégalité! Et c’est ce qui se passe. Le flic dit:
   -Mais tu n’es pas en règle! Sors de la voiture en levant les bras et n’essaie pas d'entourloupette!
   Dès que je suis dehors, il me flanque avec brutalité face contre ma bagnole, me donne l’ordre de garder les mains au-dessus de la tête, d’écarter les jambes. Il tâte des deux mains tout mon corps jusqu’à l’entrejambe en répétant: -Pas un geste ou je sors mon flingue. Sans aucune révolte, je fais exactement ce qu’il attend de moi. C’est tellement énorme, tellement prévisible. Je suis en même temps spectatrice et protagoniste d’un mauvais rêve. Le policier me dit de me retourner, me met des menottes, me pousse sur la banquette arrière de sa voiture, verrouille les portières, prend mon sac dans la Chevi, me jette mes affaires et démarre en trombe, gyrophare allumé. 
   

lundi 29 octobre 2012

L'autre jour...(166)


  L’autre jour, à une petite brocante de quartier, j’ai acheté de la soie indienne, une espèce de mousseline imprimée de motifs dans les tons jaunes et blancs. J’en ai confectionné une tunique pour Norton. Il pourra la porter au mariage d’un ami israélien de Tami et Alan. Ofer, c’est le nom de l’ami, épouse une avocate qui aide occasionnellement les amis sans-le-sou. Norton les a rencontrés et se doit de faire acte de présence, du moins à la fête qui aura lieu ce soir. Il m’a demandé de l’accompagner, j’ai accepté, mais maintenant, je regrette, n’ai aucune envie d’y aller, je ne connais pas ces gens et puis, je déteste les mariages. Mais il est trop tard pour mes états d’âme, il faut que je rejoigne Norton chez lui et de là nous irons tous ensemble au fin fond de Hollywood. Norton hésite entre une chemise blanche et la tunique de soie, il dit que c’est très joli, mais qu’il n’a pas l’habitude de mettre ce genre de vêtement, c’est pas son style... Bon gré, mal gré, il met quand même la tunique jaune qui, je trouve, lui va très bien. La fête a déjà commencé. Nous saluons les mariés. Elle, américaine, plutôt grosse et très laide. Lui, me semble trop beau pour être honnête, il m’a tout l’air de ne pas l’avoir épousée pour ses beaux yeux! Nous prenons place à une des deux longues tables parmi les invités déjà en train de se goinfrer.  Malgré la piste de danse, la salle ressemble plus à une cantine. D’ailleurs, il faut se servir soi-même. Il ne reste pas grand-chose à se mettre sous la dent, ce n’est pas plus mal, les assiettes en carton n’étant pas des plus rigides. Je me sers surtout un grand gobelet de piquette californienne pour me donner du courage. Je m’ennuie ferme. Norton bavarde tranquillement avec ses voisins de table. Des couples s’avancent sur la piste de danse, la musique se fait de plus en plus tonitruante, et passe du slow à l’incontournable Hora. Norton se lève à son tour pour rejoindre le cercle des danseurs. Après un certain temps, il se tourne vers moi, me fait signe de venir. Je déteste ça, et fais non de la tête, il insiste et vient me tirer de force sur la piste. Je suis entraînée par la horde hilare. Les gens s’amusent, et moi, une fois de plus, me demande ce que je fous là; me retire dès la première occasion, retourne me servir de cet infâme picrate et observe Norton qui se donne à coeur joie dans l’apprentissage de la danse folklorique. Il est beau avec sa tunique de soie, je ne vois que lui, et pourtant, je le déteste quand il est en représentation comme en ce moment. Il se fait tard, Tami et Alan s’en vont, je pars avec eux. En sueur, Norton, nous rattrape, il aurait bien dansé jusqu’au bout de la nuit. Dans la voiture, je m’endors dans ses bras, j’aime son odeur. Demain, c’est samedi, nous passerons le week-end ensemble. Norton est déjà levé depuis une heure quand j'émerge avec une solide gueule de bois. Il est morose et sans tarder me fait un reproche.
  -Je me suis senti ridicule avec cette foutue tunique, tout le monde me regardait, je l’avais mise pour te faire plaisir, mais je ne la remettrai jamais, tu entends?
  -Par pitié, tu ne vois pas dans quel état je suis?
 -Ah! oui, il n’y a que toi pour te soûler ainsi, faut pas venir pleurer, tu n’as que ce tu mérites!
  -Tu es un monstre, je te ferais remarquer que je suis venue pour toi, je ne connais pas cette bande d’abrutis! Et la tunique, elle te va très bien! Je vais te dire ce qui ne tourne pas rond, tu as honte de moi, tu as honte de ton ombre. Tu voudrais être conforme, riche, tu es complexé, voilà ce que je pense!
  Je retourne dans mon pieu et pleure. Après un certain temps, Norton vient me rejoindre, et demande timidement pardon.   

mercredi 3 octobre 2012

Les jours se suivent... (165)


   Les jours se suivent et se ressemblent, les nuits sont différentes, plus imprévisibles. Comme l’autre soir où j’étais en train de ranger les chaises sur les tables quand un type est entré deux minutes avant la fermeture. Je l’ai gentiment envoyé promener, il m’a regardée avec insistance et a tourné les talons. Je ne l’avais jamais vu au paravent; cheveux longs, plutôt avenant, je regrettais déjà ne pas l’avoir retenu ne fut-ce que pour lui servir le dernier pour la route. Il devait être minuit en quittant le resto, à ma grande surprise, le gars aux cheveux longs était assis sur le banc d’en face. Il m’a fait signe d’approcher et m’a dit:
   -J’aurais bien envie de papoter avec toi, ça te dit?
   J’ai dit oui et lui ai proposé qu’on aille chez moi, que j’avais de quoi boire et fumer, que j’habitais à deux pas, il m’a suivi. Nous nous sommes installés en tailleur par terre, lui adossé au lit, moi lui faisant face à un mètre de distance, calée contre le mur. Une lumière venant des réverbères du parking éclairait juste ce qui fallait nos visages. Nous sommes restés ainsi  sans bouger jusqu’à l’aube. Nous avons parlé, beaucoup parlé, nous sommes partis dans des digressions labyrinthiques sans jamais perdre le fil, nous avons fait l’amour avec nos mots, nos pensées, c’était d’une intensité extrême. A plusieurs reprises j’ai été tentée de m’approcher de lui, mais n’ai pas osé par peur de casser l’enchantement. Même quand il m’a quittée, on ne s’est pas embrassé, c’était inutile, il m’a simplement dit:
   -Je pense qu’il est temps de dormir,  je te remercie pour tout.
  Il était cinq heures, les réverbères éteints. Je n’ai pas su son nom, ne le reverrai sans doute jamais. 
  

jeudi 20 septembre 2012

L'appartement... (164)


   L’appartement est exactement comme je me l’étais imaginé, un endroit aseptisé sans âme. Tami et Alan, un couple pas vraiment assorti. Elle, trop grande, quoique assez  bandante malgré son côté gymnaste russe; lui, petit bonhomme moustachu, petites lunettes cerclées, calvitie avancée. Norton a préparé des plats de légumes, un repas un rien frugal à vrai dire, du vin, il y en a, quatre bouteilles de rouge. La soirée se passe sans anicroche, mais je n’ai pas grand-chose à leur dire, ils sont d’un autre monde, le genre d’israéliens que j’aurais fui là-bas. Norton est en pleine forme, quelques verres de vin, un peu d’herbe et il devient presque drôle. Il me propose de rester dormir dans sa nouvelle piaule. Une chambre exiguë d’une nudité totale avec seulement un grand placard et son waterbed. A dix heures tout le monde va au lit, je proteste, bien trop tôt pour moi, eux doivent bosser, se lever tôt tout comme Norton qui a toujours plein d’activités secrètes. La baise avec Norton, sans fantaisie et en plus ce matelas d’eau flasque, bouge dans tous les sens, difficile même de faire une pipe dans ces conditions! Le lendemain,  il est à peine six heures quand Norton s’en va. Je reste encore un peu seule dans le grand lit, me caresse, avoir l’orgasme loupé la veille. Une autre journée de désoeuvrement m’attend. Arrivée à la maison, je décide d’aller à la plage,  rien de tel que se baigner seule dans la douceur de l’aube. Les jours suivants, je dessine, ne reçois aucun coup de fil, aucune visite, à part Norton, passé en coup de vent. Après quelques jours d’érémitisme, je n’en peux plus, je sors de ma tanière. Il me reste encore quelques sous, mais plus pour longtemps. Je me dirige automatiquement vers le resto avec un petit espoir d’avoir un remplacement à faire, qui sait! La terrasse est bondée, à l’intérieur, Dan fait ses comptes, relève la tête et me sourit en disant:
   -Je parie que t’es fauchée comme les blés!
   -Oui, presque!
  -T’as vraiment le flair de te pointer au bon moment, j’ai une de mes serveuses qui m’a posé un lapin, je ne te dis pas la panique à midi en plein coup de feu...Tu peux te mettre au travail tout de suite!
  Je retrouve les habitués, et quelques nouvelles têtes, entre autres un couple très glamour, d’une beauté lisse. Dan vient s'asseoir à leur table, discute avec eux, fait du charme à la fille. Il faut dire qu’elle est classe, une espèce de Barby distinguée, habillée d’une mini robe en jersey de soie beige, les cheveux blonds relevés en chignon très simple. Blanche comme de la porcelaine, sa peau est impeccable; je me demande comment elle fait pour ne pas être ne fût-ce qu’un peu hâlée... Lui, c’est le beau gosse, chemise blanche ouverte sur un torse bronzé sans un poil, les cheveux noir jais, le regard que l’on devine ténébreux caché derrière des lunettes de soleil noires. Ils sont amoureux, du moins leur comportement l'indique, l’homme a sa main sur la cuisse gauche de la femme. Mais il faut que je bouge, n’ai pas le loisir de les regarder plus longtemps. Je n’ai pas de rôle dans ce rêve hollywoodien, bien que je ne sois pas encore à laver les verres au fond du café! Je cours comme une dingue dans tous les sens pour servir, débarrasser. Je suis dans un cauchemar devenu récurrent, celui de comment survivre dans cette tragi-comédie qu’est devenue ma vie.

mercredi 12 septembre 2012

Norton a vendu son camion... (163)


   Norton a vendu son camion et loué une chambre dans un flat à Westwood; il le partage avec un couple israélien. En d’autres termes, il s’embourgeoise! Je suis étonnée par ce changement soudain. Je ne dis rien, après tout c’est son affaire, mais le petit appart tout confort ne me fait pas rêver. Le camion, au moins, ça avait de la gueule! Norton me demande ce que j’ai fait de bon pendant ce temps. Je ne lui parle pas de mes nuits de débauches, je réponds de façon évasive. Il n’est pas dupe, il connaît mes penchants, et me regarde avec son sourire en coin qui lui va si bien. Norton a également changé de travail. Les chantiers, c’est terminé, maintenant il fait de l’acupressure à domicile. Il m’invite à manger ce soir chez lui, l’occasion de visiter son nouveau lieu et rencontrer ses co-locataires. Il passera me prendre vers huit heures. Norton est reparti, des choses urgentes à faire. Toujours cette impression de fuite dès qu’il est avec moi, à moins qu’il soit comme ça avec tout le monde, je ne sais plus que penser bien qu’il ait toujours cette «aura» qui me met dans tous mes états. J’ai beau me dire qu’il n’est pas l’homme de ma vie, c’est par dépit que je me suis jetée dans des bras inconnus, pour l’oublier, mais rien n’y fait. Il pourrait me demander n’importe quoi, je le ferais, comme dans la chanson... Je serai éternellement attirée par des êtres pas très affables! Je pense que c’est à cause de mes parents. Un couple exemplaire, toujours en accord. Je ne me suis jamais posé de question à ce sujet et voilà qu’après des années de vie commune avec Zer, je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout aussi évident de vivre à deux! Bien-sûr Zer est un cas à part. Petit à petit, je sors de mon joli conte pour enfant où tout le monde s’aime et est heureux...Le parcours de mes vieux n’est pas banal. La vie ne leur a pas fait de cadeaux. Papa s’est marié une première fois avant la deuxième guerre mondiale. Sa femme mourut d’une grippe laissant mon père désemparé avec un enfant de trois ans. Il remit ça avec une nouvelle épouse qu’il eut à peine le temps de connaître. Elle fut déportée avec ses parents quelques mois après leurs noces. Ma mère, de son côté était aussi mariée avant la guerre, elle et son époux vécurent ensemble cinq ans dont une année en clandestinité, cachés par un couple de «Justes». Puis dénoncés et déportés à Auschwitz où elle passa plus d’un an; lui fut gazé dès son arrivée. Après la guerre, mes parents qui se connaissaient vaguement d’avant, étant d’un même milieu, se rendirent compte qu’ils avaient survécu à toutes ces horreurs, ce qui ne fut pas le cas de nombres d’autres membres de leurs familles respectives; mon père ayant sauvé sa peau en sautant d’un convoi en compagnie de son frère et quelques autres personnes faisant route vers un camp de la mort. Ma mère fut libérée in extremis à la fin de la guerre. Ils se marièrent et eurent deux filles. Je fus la petite dernière, le fruit d’un «accident». J’imagine qu’un tel bagage ne m’aide pas dans mes relations amoureuses et humaines en général...   

dimanche 26 août 2012

Je viens de passer une semaine de folies... (162)


  Je viens de passer une semaine de folies, une semaine où j’ai perdu pied. J’ai vécu chaque jour comme si c’était le dernier de mon existence; j’ai enfreint les lois de la bienséance. Maintenant, je peux affronter le fils de prêcheur en toute quiétude! Quand on parle du loup, justement, je viens de constater la disparition de son camion. Je ne sais pas ce qu’il manigance, peut-être ne reviendra-t-il pas cette fois. L’idée de ne pas le revoir me fait mal, me rend triste, pourtant, je sais à quel point je compte peu pour lui, lui qui rêve de la femme idéale, pure et naïve comme celle dont il m’a parlé à plusieurs reprises, qui vient à son cours de danse, une jeune fille riche, belle. Il en est bleu! Il dit qu’elle sera sa femme, mais le problème est qu’elle n’en sait rien puisqu’il ne lui a jamais adressé la parole! Je me suis moquée de lui. Imperturbable, il m’a répondu que les choses se font si nous voulons qu’elles se fassent, c’est seulement une question de temps... Parlons-en du temps, dans un mois, j’aurai vingt-huit ans et ne sais toujours pas ce que j’attends de la vie ou est-ce le contraire? J’opte pour le leitmotiv de Norton, les choses se feront si on veut qu’elles se fassent, mais encore faut-il savoir ce l’on veut, et là je cale... De toute façon, je ne pense pas que nous ayons vraiment le choix, j’ai plutôt tendance à croire que presque tout est inscrit, que nous avons peu de prise sur notre destin. Je suis certaine d’une chose, c’est que je me sens bien quand je dessine, mais là aussi j’ai un problème, j’ai un mal fou à m’y mettre surtout en ce moment, je préfère m’envoyer en l’air que de me faire du bien en travaillant. Sur ce, je décide de prendre le taureau par les cornes. La fiesta a assez duré. C’est un jour parfait pour m’y remettre. Aussitôt, je débarrasse et nettoie la table jonchée des traces de ma semaine orgiaque. A la place, je range mes crayons, mes fusains, choisis une feuille de papier, m’assois à la table face à la fenêtre et c’est à ce moment même que Norton s’amène en moto...Mon coeur fait un bon, je me lève et cours à sa rencontre.

jeudi 9 août 2012

A peine seule... (161)


  A peine seule, je pense à lui. Et pourtant, je suis arrivée à le détester ces derniers jours, avec ses airs de planer au-dessus de tout, de considérer la pauvreté comme une tare! Il m’énerve et en même temps j’aime quand il m’expose ses théories sur la décadence de l’humanité. Il prétend notamment que l’Amérique est un corps malade, la dégradation ou plutôt l’effondrement se fera ici en premier. Toute la côte californienne, toujours d’après lui, va disparaître dans l’océan, sombrer jusqu’à la dernière parcelle, puis le mal atteindra les autres membres, états côtiers et ainsi de suite le mal viendra à bout de ce grand corps malade... il me parle d’un tas de penseurs, j’ai noté leurs noms dans mon petit carnet; il cite entre autre Thoreau, Emerson et aussi un certain Buckminster Fuller. Il me parle également beaucoup des amérindiens, de leur grande sagesse. Tout cela me passionne, m’ouvre de nouveaux horizons que je compte explorer. Je me sens très proche de certaines de ces idées dont je n’avais encore jamais pu parler à qui que ce soit. Norton nourrit mon esprit, mais mon corps a besoin d’exulter par tous les sens. Je ne peux pas faire abstinence, ce n’est pas ma vocation, du moins pas encore! 
  Je décide de sortir, de me frotter au monde extérieur, la «retraite» a assez duré, je pars me promener, revoir la faune de Venice et peut-être faire l’une ou l’autre rencontre... 

mercredi 8 août 2012

Les jours se suivent... (160)


   Les jours se suivent et se ressemblent. Le travail est éreintant. Pour gagner du temps, nous avons décidé de dormir sur place. La fatigue aidant, point d’insomnie, aussitôt couchée, je plonge dans un sommeil profond, bercée par de petits sons agréables. Les clapotis, bien-sûr, mais aussi le concert de baguettes chinoises des cordages frappant les mâts au moindre vent. On est presque au bout de nos peines. Norton a terminé le mât et s’attaque au carénage du deck; moi j’ai terminé le ponçage, le plus délicat reste à faire, poser les deux couches de vernis.
  Nous travaillons en silence, je ne suis plus revenue sur mes états d’âme. Ce qui m’importe avant tout, c’est bien faire le boulot, le mener à terme dans une entente cordiale, après on verra bien... Je viens de mettre la dernière touche de vernis à la porte du cabinet de toilette, quand soudain, par un hublot mal fermé, un courant d’air envoie quelque poussière sur la surface fraîchement vernie! Prise de rage, je jure, me traite de tous les noms! J’aurais dû prévoir ce genre d’incident! Je suis effondrée. ll va falloir complètement refaire cette foutue porte! Alerté par mes cris, Norton s’amène pour constater les dégâts. Contre toute attente, il ne me fait aucun reproche et dit:
   -Ce sont des choses qui arrivent, ne t’en fais pas comme ça!
  Il me prend dans ses bras, me console en disant que j’ai fait du travail excellent, que je suis trop sévère avec moi-même! C’était exactement ce dont j’avais besoin, c’est à dire pas grand-chose, juste un peu de tendresse...
Hier, nous avons bouclé toutes les finitions; ce matin Norton a rendez-vous à Marina Del Rey avec son client qui selon ses dire est également un ami, un homme riche et affable. Je lui ai demandé si je pouvais l’accompagner, mais il a préféré aller seul, ça m’a un peu irritée. Norton m’a avancé mon dû, ce qui me donne un peu de liberté. D’ailleurs, j’ai besoin d’être seule, j’ai perdu l’habitude d’être vingt quatre heures sur vingt quatre avec quelqu’un; on a décidé d’un commun accord de se revoir dans une semaine. 



mardi 7 août 2012

A cinq heures et demie (159)


   A cinq heures et demie du mat, on arrive à la marina. Norton se dirige vers un des nombreux pontons; il s’arrête devant un petit voilier en bois d’une dizaine de mètres de long, saute d’un pas léger sur le bateau, ouvre la cabine. L’intérieur est tout en bois et cuivre, à l’avant deux couchettes spacieuses. Je me jette aussitôt sur l’une d’elle, fais semblant de m’endormir ce qui ne plaît pas à Norton:
  -Si tu crois qu’on est venu pour flemmer, tu fais fausse route, allez, pas de temps à perdre moussaillon!
  -Oh, capitaine, laisse-moi juste me reposer ne fût-ce qu’un quart d’heure, le temps que tu amènes le matériel, s’il te plaît!
  Norton repart en maugréant. La nuit passée, j’avais furieusement envie de baiser, mais il s’était endormi comme une souche. Contrariée, je n’ai pu fermer l’oeil, ressassant des tas de questions sur cette relation naissante. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il attend de moi, pourquoi ce manque de désir de sa part? Après tout, peut-être qu’il est réellement ange...Je m’endors, bercée par les clapotis, puis réveillée en sursaut, le bateau tangue, ça doit être le saut de l’ange! Norton me dévisage dans la pénombre de la cabine et dit:
  -Tout ce dont nous avons besoin est sur le pont. Il faut se mettre au boulot. Nous n’avons qu’une semaine, ce n’est pas bien long pour un tel travail! Tu vas commencer par poncer le vieux vernis de toutes les boiseries. Fais gaffe à ne pas griffer les parties métalliques, tu as trois rouleaux de toiles émeri, fin, moyen et gros. Frotte en rotation régulière, pas trop fort, ouvre tous les hublots, couvre-toi la bouche et le nez d’un chiffon, on passera l’aspirateur en fin de journée. Pendant ce temps j’attaque le mât, il doit également être poncé et verni. 
   -Comment vas-tu arriver là haut?
  -J’ai mon attirail spécialement conçu pour ce genre d’opération. Le plus difficile, c’est de grimper au sommet, une fois ma nacelle accrochée, je peux monter et descendre à l’aide de la poulie, c’est pas plus compliqué! Allez, j’y vais!  Ah, oui, j’oubliais, on fera une pause à midi, j’ai acheté de quoi manger, il y a de l’eau dans le jerrican là-bas dans le coin cuisine et si tu dois pisser, tu peux utiliser les wc, mais n’y jette pas de papier...
  Je n’avais pas vu le placard cabinet de toilette en entrant, à gauche. Miroir, évier et cuvette pour lilliputien, un peu comme dans les trains sauf qu’on ne chie pas directement dans la mer, je suppose... Après toutes ces considérations, j’enfile des vêtements de travail, m'attelle à la tâche. Je n’ai pas senti le temps passer. Norton descend, c’est l’heure du déjeuner. Nous nous installons sur le deck pour manger le repas plus que frugal composé d’une espèce de yaourt de soja, pomme et banane. Je sens que je vais maigrir avec un tel régime, d’ailleurs, Norton me trouve un peu ronde, je ne pense pas correspondre tout à fait à ses critères de beauté, je suis sûre qu’il préfère les lattes de son cours de danse, sauf quand il est complètement pété, alors il se rend compte qu’il est agréable d’avoir de la matière à palper! Il y a peu de va-et-vient dans la marina, de temps en temps un voilier sort. Un peu plus loin, des yachts de luxe voguent au large, vers Santa Catalina... Et nous on est là à nous éreinter pour quelques dollars. C’est comme si Norton avait lu mes pensées, il dit:
   -Tu vois, je crois que nous deux, on ne pourra faire longtemps route ensemble, on est trop pauvre l’un comme l’autre, ça ne peut pas marcher. 
     Je le regarde incrédule, je ne veux pas croire qu’il ait dit ça! Je lui réponds:
    -Alors, pourquoi sommes-nous ici, assis côte à côte, je te comprends pas!
    -C’est qu’idéalement ce n’est pas souhaitable, je t’assure!
   -Ben, voyons! évidemment, il vaut mieux être beau, riche, et en bonne santé que pauvre et malade! Si c’est ça que tu veux dire! Tu enfonces des portes ouvertes...
   -Mais  pourquoi tu le prends sur ce ton, tu vois bien que je fais tout pour te venir en aide, je fais ce que je peux parce que je t’aime bien!
   Je reste silencieuse, que puis-je répondre, je suis vexée au plus profond de mon être. S’entendre dire qu’on vous aime bien! C’est ce mot «bien» qui fait la dissonance. J’ai ces quatre lettres en horreur, c’est une demi-mesure, c’est mièvre. Je retourne poncer comme une enragée prononçant pour moi-même: il m’aime bien, bien, bien, bien. Des larmes coulent sur mes joues, tombent dans la poussière, formant des taches sombres sur le bois poncé.
    

samedi 14 juillet 2012

Pendant que je m'apprête (158)


   Pendant que je m'apprête, Norton regarde avec curiosité les perles éparpillées sur la table et dit:
   -Qu’as-tu l’intention de faire de ça?
   -Oh, je ne sais pas trop, je les ai reçues d’une copine, j’étais en train de les trier quand tu es arrivé.
    -Sais-tu d’où elles viennent?
    -Non, pourquoi?
    -Je vais te le dire, ce sont des perles anciennes provenant de sépultures indiennes, plus exactement des Hopis, j’en suis certain, je connais bien une famille qui habite dans la grande réserve Pueblo en Arizona.
  -Ah, bon! Je n’en savais rien, et puis, je te l‘ai dit, c’est un cadeau!
  -Je sais Eli, mais tu ne peux pas les garder, elles doivent retourner d’où elles viennent. Si tu veux bien, je les rendrai à mes amis, à ma prochaine visite.
  -D’accord, je comprends! Tu as bien fait de me le dire. Dommage, elles sont très belles! Mais n’en parlons plus, tu as raison! Maintenant, partons, je suis prête!
   Je m’installe sur la grande selle noire, mets le casque que me tend Norton. La dernière fois que j’ai posé mon cul sur une moto, c’était avec Zer. Il était revenu un beau jour chevauchant une Harley Davidson rouge et blanche garnie de sacoches de cuir noir! Je me souviens de cette après-midi où il m’avait emmenée faire un tour -on roulait à tombeau ouvert, cheveux au vent sur un chemin de campagne, quand soudain, un tracteur est sorti d’un champ de blé. Zer s’est écarté à la dernière seconde sans perdre l’équilibre -énorme frayeur, j’en frémis encore! Norton est maître de son engin, je me sens en sécurité collée contre lui, mes bras entourent sa taille, mes mains cherchent une parcelle de peau nue; pourquoi ne sommes-nous pas en train de faire l’amour au lieu de filer sur la freeway en direction du sud... Environ une demi-heure plus tard, Norton se gare sur une aire de repos. En contre-bas, les bambous géants.
    -Alors, qu’est-ce que t’en dis!?
    -Ils sont énormes, j’en n’ai jamais vu d’aussi grands!
 On se fraie un passage parmi les bambous hauts de plusieurs mètres, Norton s’arrête devant l’un d’eux et dit:
   -Je pense que celui-ci fera l’affaire, il a la bonne circonférence, il te faut aussi une tige fine que l’on placera de biais au fond de la grosse.
    A l’aide d’une machette, Norton tranche d’un coup sec un segment juste sous un noeud qui servira de fond, puis m’explique:
   -Il te faudra attendre qu’il soit tout à fait sec, passant du vert gazon au blond clair, c’est alors que tu devras percer le petit trou pour la tige fine, après, colmater les moindres interstices avec de la résine, ensuite poncer avec soin!
    -Ca à l’air vachement compliqué!
   -Mais non, je te ferai un petit schéma, mais c’est toi qui dois le faire, il faut mériter son bong!
   -Mais pourquoi tant de religiosité, après tout ce n’est qu’une pipe pour fumer de l’herbe!
    -C’est là où tu te trompes! Il faudrait que tu lises Castaneda...
    -De quoi ça parle?
    -Je ne peux pas t’expliquer, c’est à toi de le découvrir!
    -T’en fais des mystères! 
   -Partons, il se fait tard, je dois encore défaire mes bagages et demain, il faudra être debout à l’aube!

mardi 10 juillet 2012

Le lendemain, je décide... (157)


  Le lendemain, je décide de faire du rangement, tombe sur une boîte d’allumette remplie à ras bord de perles rocailles que m’avait offert Pam. J’éparpille les minuscules bouts de verres sur la table et les trie par couleurs, puis par longueurs, occupation absurde s’il en est! J’ai bien essayé de dessiner mais n’y arrive pas, mon esprit est ailleurs. J’entends le ronronnement d’une moto, je me redresse, regarde dehors. C’est Norton. Il arrête l’engin noir aux chromes astiqués à côté de son camion. J’hésite à courir vers lui, me retiens, ne voudrais pas qu’il pense que je l’épie. Je retourne à ma stupide besogne... Norton s’est absenté pendant deux semaines. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire tout ce temps, et surtout quand va-t-il pointer son nez ici; maintenant, je compte les perles en me disant que si le nombre est pair cela me portera chance et que Norton sera là dans l’heure! Quand j’étais enfant, je comptais le nombre de bistrots ou le nombre de voitures rouges sur le trajet qui séparait l’école de la maison, et me promettais -si le chiffre était pair- que la chance me sourirait... Je ne suis qu’a la moitié de mon comptage quand on frappe à la porte, je me lève d’un bond, bousculant la table, les petites perles coulent dans tous les sens, anéantissant mon travail. J’ouvre la porte, mon coeur bat fort, je reste là, bouche-bée.
    -Eh, bonjour Eliette! qu’est-ce qui t’arrives, t’as l’air surprise!
    -Eh oui! je ne t’attendais pas! dis-je sournoisement.
Norton m’embrasse, m'enlace, me regarde avec curiosité et dit:
    -Ca n’a pas l’air d’aller? Allez raconte-moi tout!
   -Si, je t’assure, tout va bien, je suis contente de te revoir, je croyais que tu ne reviendrais pas!
   -Voyons, tu crois vraiment que j’aurais fait ça? Il fallait bien que je revienne ici, tu oublies que mon camion se trouve juste en face de ta fenêtre! Non, je plaisante, j’ai pas mal pensé à toi, j’ai des projets, tu verras, à deux, on peut faire un tas de choses, d’ailleurs, j’ai quelques coups de fil à donner pour des boulots, tu permets que j’utilise ton téléphone?
   Je m'assois sur le pas de la porte en attendant que Norton ait terminé. Je me dis que le nombre de perles devait être pair! Entre deux appels, Norton me glisse un petit sachet rempli d’une herbe à la senteur délicieuse. Je me mets aussitôt à la confection d’un beau boulon. Norton me rejoint enfin, et dit:
   -Tu sais ce que l’on va faire?
   -Non, dis-moi!
  -Je vais te conduire dans un endroit où poussent des bambous géants, tu en choisiras un pour en faire un bong, ainsi tu n’auras plus besoin de mélanger de la bonne herbe à du mauvais tabac et comme ça on pourra fumer à deux!
   -C’est quoi un bong?
   -C’est une pipe à eau, le même principe que le narguilé.
   -C’est vrai, je me disais bien que tu ne devais pas aimer le goût du tabac! 
   -Tu devrais arrêter de fumer Eliette, c’est vraiment pas bon pour ta santé!
   -Ouais, je sais! De toute façon, je n’ai même plus de quoi me payer un paquet!
   -Eh, bien, justement, je viens de recevoir un gros chantier et j’ai besoin d’aide, alors, si tu veux, on se le partagera.
   -Mais c’est quoi?
   -Il s’agit de retaper un petit yacht qui se trouve à Marina Del Rey, il faut refaire tous les vernis intérieurs, entre autre. Je suis certain que tu es capable de faire ça, qu’en penses-tu?
   -Waouw, génial! Oui, je pense pouvoir le faire! On commence quand?
   -Demain! Et maintenant on va chercher le bambou, ça te dit?
   -Allons-y!

vendredi 29 juin 2012

Sans nouvelle de... (156)


   Sans nouvelle de Norton depuis quelques jours. Je ne sais pas s’il reviendra. C’est qu’il ne m’a rien promis, enfin, si, que dès son travail terminé, il se pointerait. J’essaye de ne plus penser à lui, mais rien n’y fait. Je suis sans importance pour lui, j’en suis convaincue. On sent ces choses d’instinct. Mais, dès que ça coince, que ça résiste, l’envie ou plutôt le besoin de possession devient intransigeant. C’est ridicule, mais c’est comme ça, et puis, y en a ras le cul des mecs! Et ce devrait être le dernier de mes soucis, j’ai d’autres chats à fouetter; plus de tunes, ni de permis de séjour. 
   Je me couche le ventre vide, bruyant. Qui dort, dîne! Le lendemain, je me traîne jusque chez Dan, je mets ma dignité de côté, et lui demande si je peux manger à l’oeil, Il accepte en me faisant la morale, -tu sais, il faut que tu te prennes en main, que tu deviennes adulte, tu ne peux pas tout le temps compter sur les autres. Je ne dis rien, j’opine et mange mes scrambeld eggs. Après, j’erre un moment sur la plage presque vide, il est encore tôt. Je rumine les paroles de Dan, il a raison, mais, je suis bel et bien dans le pétrin, et ne sais comment en sortir. 
   Complètement désoeuvrée, je retourne à l’appart, mon chez moi pour combien de temps encore?... Je téléphone à Yaël, lui demande de venir. Une heure plus tard, elle arrive. Yaël est tout aussi égarée que moi! Elle vient de rompre avec Zev, elle retournera à Jérusalem, probablement toute seule, très bientôt. Il y a longtemps que ça marchait plus entre eux, mais ce n’est pas la rupture abrupte, ils s’aiment encore, ils resteront amis. On parle l’après-midi entière. Au crépuscule, mon estomac me rappelle que je n’ai plus mangé depuis ce matin. Yaël aussi a faim, nous retournons nos poches et rassemblons quelques sous. Yaël propose d’aller jusqu’au liquor store du coin, voir ce que nous pouvons acheter avec notre petite monnaie. On fait le tour de la boutique, le meilleur deal nous semble une boîte de Campbell’s chiken noodle soup. De retour à la piaule, je chauffe la soupe, la partage équitablement, nous dégustons dans un silence religieux bientôt rompu par de petits rires,  nous rendant compte que la scène tient de la tragi-comédie.

mardi 8 mai 2012

Je n'ai même plus.. (155)


   Je n’ai même plus besoin d’aller à la fenêtre pour voir qui arrive sur le parking, je reconnais la Barracuda au bruit du moteur. Yaël s’affale sur mon lit et dans un murmure dit:
   -Je suis amoureuse! J’ai rencontré l’homme de ma vie! Figure-toi que hier, en allant au Safeway, un visage m’est apparu dans une trouée entre les boîtes de conserve. Il m’a tant plu que je me suis aussitôt rendue dans l’allée voisine pour le suivre. Je ne l’ai pas quitté d’une semelle de peur de le perdre de vue, j’ai fait la file à la caisse voisine pour pouvoir sortir en même temps que lui. Puis, je l’ai suivi jusqu’à sa voiture, c’était une caisse blanche. Je me suis précipitée vers la mienne et attendu qu’il démarre. J’ai roulé à une certaine distance pour ne pas me faire repérer, heureusement, il n’allait pas très vite, j’ai pu le pister jusque devant sa maison. J’ai attendu un long moment espérant le voir ressortir, mais il n’a plus bougé de chez lui et je me suis endormie. En me réveillant, sa voiture n’était plus là. Je suis allée jusqu’à sa porte pour lire son nom, mais il n’y en avait pas, ni sur la boîte aux lettres, alors je suis repartie.
   -Pourquoi tu n’as pas laissé un mot?
   -Je n’avais pas de quoi écrire! Mais, j’y retournerai ce soir.
   -Et il est comment?
  -Il est beau comme un ange! Mais toi, qu’est-ce qui t’arrives, je ne t’ai jamais vu aussi rayonnante, aurais-tu rencontré le prince charmant?
  -Tu vas pas me croire, je suis également tombée amoureuse d’un ange, mais moi j’ai passé deux jours avec lui!
   -Pas besoin de passer la nuit avec un ange, ils n’ont pas de sexe!
  -C’est vrai! D’ailleurs, je dois avouer qu’il n’est pas ce qu’on pourrait appeler un tringleur,  et puis, on était passablement ivre, mais de toute façon, cette fois, ce n’est pas une histoire de baise. Quand tu le verras, tu comprendras!
   -Oh, raconte, je veux tout savoir!
  -Mais je ne sais pas grand chose! Il est très discret, et parle doucement, un peu plus fort que toi tout de même! Il s’appelle Norton, il apprend la danse classique, ça lui a pris sur le tard, il y a un an, à vingt-sept ans. Il gagne sa croûte en faisant des petits boulots ici et là, enfin, d’après ce que j’ai cru comprendre, c’est lui qui habite le camion qui se trouve sur le parking. C’est l’aîné d’une famille de trois, une soeur et un frère; sa mère s’est remariée avec un prêcheur qu’il ne semble pas porter dans son coeur, il en a bavé, je crois. Il les a quitté et depuis a bourlingué dans tout le pays. Depuis peu, il a décidé de rester ici pendant un temps. Sinon, je sais qu’il pratique la macrobiotique, un ascète en quelque sorte! Voilà, je ne sais pas plus de mon son of a preacher man!
   -Ah, oui, cool! Comme la chanson! me dit Yaël, qui en fredonne quelques notes. 
  -T’as pas envie de sortir, marcher au bord de l’eau, j’en marre d’être dans cette piaule, allez viens Yaël! 

jeudi 26 avril 2012

Tôt, le lendemain.. (154)


   Tôt, le lendemain, Norton s’en va, il promet de revenir aussitôt son boulot terminé, ne donnant pas d’autres explications. Il est assez secret, peut-être même un peu cryptomaniaque. Il faut bien que je lui trouve des défauts. Il est si différent, ne fait rien comme tout le monde; il n’est pas vraiment porté sur le sexe, n’y accorde que peu d’importance, mais il ne s’agit pas d’une histoire de cul de plus. Je crois que je suis éprise, pourtant, je m’étais juré de ne plus tomber amoureuse. A vrai dire, je suis chamboulée, incapable de faire quoi que ce soit, je l’ai dans la tête. Il faut que je bouge, que je mette le nez dehors. J’ai envie de voir Yaël, lui parler de ce qui m’arrive, je sais qu’elle m’écoutera. Si Gilberte était ici, je courrais chez elle, j’ai toujours eu besoin d’une confidente. Parfois, Gilberte ne m’écoutait pas de bonne grâce quand il s’agissait de Zer, elle cachait mal sa jalousie, mais écoutait quand même tout en se foutant gentiment de ma gueule, ce qui au fond me réjouissait, cela finissait toujours dans l’ivresse entre larmes et fous rires. Peut-être que cette fois-ci elle serait plus magnanime, je suis presque sûre qu’elle approuverait, ou du moins, comprendrait mieux ce qui m’attire chez Norton. Au fond, elle n’avait pas de mépris pour Zer, elle trouvait qu’on était mal assorti, enfin, quelque chose comme ça. Evidemment, elle n’avait pas tort, mais je ne voulais rien entendre, j’étais amoureuse. Il y a un monde entre Zer et Norton, deux êtres totalement opposés, enfin de prime abord, il est trop tôt pour savoir, une nuit et un jour ne suffisent pas. Je m’apprête à appeler Yaël, quand le téléphone sonne, c’est elle, elle sera là dans une demi-heure. 

vendredi 20 avril 2012

Je ne m'explique pas.. (153)

   Je ne m’explique pas ce qui chez cet inconnu me met dans un tel état, probablement sa timidité. Les timides ont toujours cet effet sur moi, ils m'aimantent. Je suis moi-même d’une grande timidité, ce qui n’arrange rien, chacun reste coincé dans son enfermement, attendant de l’autre un signe qui viendra rompre la tension. Cela fait un moment que nous sommes face à face, avec peu de mots. La tension, quoique délicieuse, augmente. Après force pétards, et pinard, j’avance lentement ma main, la pose sur la sienne abandonnée sur la table; à son tour il saisit la mienne, l’effleure de ses lèvres et dit:
   -Ceci est vraiment un instant exceptionnel!
  Il se lève, me serre contre lui, il tient à peine debout, nous chancelons. Je l’entraîne vers mon lit. Essayant dans un même temps de nous débarrasser de nos vêtements, nous nous heurtons à tout ce qui se trouve sur notre chemin. 
  Au petit matin, une soif terrible me réveille. Lentement, je recouvre mes esprits. Les détails de nos ébats me reviennent au compte gouttes. J’ai le souvenir qu’il s’est endormi un peu vite, me laissant sur ma faim, d’ailleurs il est toujours plongé dans un sommeil profond. Je me lève sans bruit, trébuche sur une chaussure et tombe sur le matelas posé à même le sol, réveillant mon bel amant qui sursaute et dit:
   -Mon dieu, que se passe-t-il? Où suis-je, qu’ai-je fait, quelle heure est-il? Il faut que j’aille travailler!
  -Calme-toi, tu t’es juste soûlé à mort hier soir et aujourd’hui c’est Noël, tu ne dois donc pas aller travailler, je suppose?
  -Oh, désolé, j’ai une de ces gueules de bois, je manque d'entraînement, je t’assure, cela  ne m’arrive que deux fois l’an! Viens, ne t’en vas pas déjà!
  -J’allais juste chercher de l’eau, j’arrive!
   Dehors, le vent souffle, le ciel est gris. Nous passons le reste de la matinée à baisouiller, à se raconter. Dehors n’existe plus. 

mardi 10 avril 2012

Toute la semaine.. (152)

  Toute la semaine fut un calvaire, je ne supporte plus ce travail débile, n’y retournerai plus, c’est décidé. J’ai amassé un petit pactole, suffisamment pour voir venir pendant quelques temps.. Demain c’est Noël. J’en n’ai rien à cirer de Noël, ni d’aucune autre fête. Je n’ai jamais supporté l’effervescence, la fausse joie de ces jours-là, même la messe de minuit au couvent. Pareil pour les fêtes juives, quoique, le seul moment que j’aimais vraiment, c’était le silence de Kippour à Jérusalem. Dans mon enfance, ni Noël, ni Kippour. Mes parents fêtaient uniquement le réveillon du nouvel an entre adultes et la Saint Nicolas pour ma soeur et moi. A cette occasion, un membre de la famille se déguisait sommairement, frappait à la porte avec un manche à balais transformé en crosse, ce qui nous foutait une de ces trouilles! Puis un beau jour j’ai reconnu ma grand-mère, qui en père fouettard n’était pas très crédible, je reconnus également mon frère, trop jeune pour le rôle du saint. Et s’en était définitivement fini des fêtes. Je n’ai jamais compris pourquoi je n’avais jamais eu droit à un sapin, je trouvais cela profondément injuste. Je m’étais juré qu’une fois grande, j’aurais chaque année un grand sapin avec plein de décorations. Ce soir pas de sapin ni ripaille, je suis seule. Vers onze heures, on frappe à la porte, je me lève, ouvre. Je reconnais aussitôt la silhouette de l’habitant du camion. Il me tend un panier rempli de raisins rouges et verts et dit:
   -Pour toi! C’est comme ça que l’on fête Noël en Espagne...
  L’homme, un peu éméché balance d’un pied sur l’autre devant la porte. Surprise, ne sachant quoi lui dire, je l’invite à boire un verre. Il accepte, avance en titubant avec grâce. Il continue de sourire et soudain me parle:
  -Il y a maintenant un moment que je suis installé sur le parking, je t’ai vue à plusieurs reprises, j’attendais simplement l’instant propice pour venir te dire bonjour, voilà qui est fait! me dit-il en rougissant et baissant la tête comme un petit garçon pris en tort.
  -Moi aussi, je t’ai vu quelques fois, je dois dire que j’étais très curieuse de savoir qui habitait ce camion!
   -Eh bien, c’est moi, Norton. Et toi, ton nom?
   -Eliette, ou Eli si tu préfères!
   -Bien Eliette, Eli contente de te connaître! 
  -Norton, assieds-toi, je vais ouvrir la bouteille de vin que je gardais pour une occasion exceptionnelle.
  Tout en tirant le bouchon, je me demande pourquoi je viens de prononcer cette phrase. Un charme fou, c'est certain, quoique son physique élancé et musclé d’ado un rien maigrichon n’est pas tout à fait à mon goût, ni la tête, disons un peu trop américaine, respirant la santé, un Henri Fonda jeune, cheveux châtain clair légèrement bouclés, yeux bleus, nez retroussé et un large sourire aux dents impeccables. Je verse le vin dans les deux uniques verres à pied en ma possession. Nous trinquons à notre rencontre.

jeudi 5 avril 2012

On entend à peine.. (151)

  On entend à peine le ronronnement du puissant moteur; c’est comme si on était à bord d’un paquebot, une sensation de glisser sur la route qui s’ouvre devant nous. On quitte la freeway. Don nous emmène vers Mulholland Drive. Le soir tombe au moment d’atteindre le sommet d’une des nombreuses collines de Hollywood. Don arrête la voiture. La ville scintillante s’étend à l’infini; nous fumons quelques joints et restons muets devant le spectacle. On ne reste pas indifférent à la vue de cette immensité qui nous réduit à rien. Il fait étonnamment calme, le soir est doux, je retrouve des senteurs de garrigue et entends ici et là de petits bruits familiers qui aussitôt me transportent au couvent, les soirées avec Gilberte sur le Kon-Tiki, les promenades du soir avec Zer. Comme c’est étrange la mémoire des sens. Je suis envahie de nostalgie et à chaque fois, je me pose la question, pourquoi suis-je ici, je m’obstine à ne pas trouver de réponse, ici ou ailleurs, quelle importance. Un petit rire de Yaël me tire de mes pensées, elle me sourit et dit:
   -Tu étais partie très loin, j’ai vu une ombre de tristesse passer dans ton regard, tu te sens bien?
  -Oui, ça va, j’étais là-bas, ça m’arrive de temps en temps, désolée, voilà, je suis à nouveau avec vous! 
   Nous restons encore un long moment à fumer et à contempler la cité des anges déchus.
   De retour au parking lot, j’aperçois un homme qui sort du vieux camion. Grand, mince, il s’en va d’un pas pressé, je n’ai pas le temps de voir son visage. Je quitte à regret mes amis, il se fait tard, plus que quelques heures avant de retourner au boulot.

mardi 27 mars 2012

Yaël est surprenante.. (150)

   Yaël est surprenante. Elle fait exactement ce que bon lui semble avec une spontanéité désarmante. Au début, je pensais qu’elle se donnait un genre, puis, je me suis rendue compte qu’il n’en était rien, elle est réellement comme ça. Il n’y a aucune provocation quand elle s’arrête soudain pour un besoin pressant, elle soulève sa jupe avec grâce, et s’accroupit entre les fleurs d’un jardin. Légers comme du papier de soie, les mots sortent de sa belle bouche esquissant toujours un petit sourire. Même contrariée, elle semble heureuse. Quand quelqu’un lui plaît, elle va vers lui, le regarde droit dans les yeux et selon les circonstances l’embrasse ou lui dit qu’elle l’aime. Bien-sûr cela en étonne plus d’un. Alors la personne se laisse entraîner par cette femme-enfant à qui peu résiste. 
  En revenant de notre brunch prolongé, nous rencontrons Don qui nous propose d’aller ce soir faire du cruising dans les collines avec sa vieille Lincoln dont il vient à l’instant de terminer la remise à neuf. On accepte avec joie, et se donne rendez-vous dans une heure.
   Yaël s’allonge sur mon lit, une douce lumière de fin d’après-midi caresse son visage; je m’installe à la table, prépare quelques joints pour tout à l’heure, puis me prend l’envie de dessiner, et fais quelques croquis de Yaël qui prend des poses de chatte. On en oublie l’heure quand soudain on entend Don qui tambourine sur la porte et nous appelle:
   -Alors les filles, c’est pour aujourd’hui ou pour demain!

lundi 12 mars 2012

Le réveil est pénible.. (149)

   Le réveil est pénible. Dans un flash tout me revient, comment je suis partie dans la nuit,  à la faveur d’un moment de lucidité. J’ai la bouche pâteuse, me lève pour boire de l’eau, plein d’eau, plusieurs verres, une soif de gueule de bois; pourtant, il me semble ne pas avoir bu autant. C’est vrai que j’ai encore ingurgité un tas de choses, fumé encore plus qu’à l’ordinaire; il faut dire qu’à jeun, je ne serais probablement pas restée. Je regarde par la fenêtre, vois Yaël qui sort de sa bagnole qu’elle a garée à côté du vieux camion qui est toujours là. J’ai l’impression que quelqu’un y habite, je me demande qui ça peut être. J’ouvre la porte et retourne me coucher, je ne tiens pas sur mes quilles. Yaël entre et dit:
   -Quoi, tu es encore au lit? Tu as vu l’heure!
   -Oh, je t’en prie, ne parle pas trop fort! J’ai mal au crâne!
   -Ah, je vois, alors, ça s’est passé comment hier soir? 
   -Je pense qu’il vaut mieux que je ne te raconte pas, tu vas trouver cela abject!
  -Enfin, Eli, tu peux me dire tout, ce n’est pas moi qui vais m’offusquer d’une histoire de cul! Je crois que tu ne me connais pas encore!
   -Bon, si tu y tiens. Tu avais raison, j’aurais dû t’écouter, mais j’étais hypnotisée par ce cinglé, je ne comprends toujours pas ce qui m’est passé par la tête! En bref, il a invité quelques amis, question de pimenter la soirée. En fait, il a besoin de spectateurs pour baiser, enfin, ce n’est pas vraiment la baise qui l’intéresse. Ce qu’il aime, c’est taper, c’est ça qui l’excite. Au début, il y allait gentiment, mais au plus il était stoned, plus il frappait vraiment. C’est alors que les autres sont intervenus. Ils ont pris ma défense. Deux d’entre eux ont réussi à le neutraliser, puis quand il s’est calmé quelque peu, les gars lui ont expliqué qu’il allait trop loin, que ça ne les amusaient plus. Il ne voulait rien entendre, il répétait sans cesse -Vous êtes des cons, elles aiment ça, ces salopes! tout en me fixant de son regard diabolique. Pendant ce temps, moi je me suis mise à faire du café pour tout le monde, pétée à mort, je me laissais peloter par l’un et l’autre, je m’en foutais complètement. La situation était inversée, j’étais à l’aise parmi tous ces mecs qui n’arrêtaient pas de bander! A un moment donné, Ethan a disparu, je ne sais pas où il est passé. Finalement, je pense que c’était la seule façon de me guérir de cette attirance délétère. Dans le contexte du boulot, je ne pouvais soupçonner la veulerie qui se cachait derrière son faux air d’intello fringant. Enfin, voilà, tu vois ce n’est pas glorieux!  
   -C’est à peu près ce que j’ai entendu dire sur lui,  il a la réputation d’être sado, je pense que tu t’en es bien sortie, il paraît qu’il a cassé les côtes à une fille l’autre jour! Tu sais les rumeurs vont bon train dans le petit milieu, tu peux t’attendre à avoir des échos sur la soirée dans les jours qui viennent.
  -Je m’en fous, la seule chose qui m’embête, c’est de savoir que je vais le revoir pas plus tard que demain, du coup, je n’ai plus envie d’aller travailler, et de toute façon j’y vais à contrecoeur, ça commence à bien faire, ce boulot est malsain. Et toi, comment tu fais pour survivre Yaël?
  -Oh, c’est Zev qui paye à peu près tout, mes parents m'envoient du fric de temps en temps, je ne suis pas dépensière! Et puis, j’ai tendance à ne pas m’en faire, les événements prennent toujours des tournures auxquelles on ne s’attend pas. Dis, tu ne te lèverais pas? Allez viens, allons voir ce qui se passe dans le monde, tu ne vas pas rester toute seule à ressasser tout ça? Je commence à te connaître, tu n’es pas si détachée que tu voudrais bien le faire croire! Enfile quelque chose, je t’invite, on va se faire plaisir! Que dirais-tu de quelques bagles avec du saumon fumé et cream cheese?
   -D’accord, parce que c’est toi! Tu es vraiment gentille, tu vois, j’en ai la larme à l’oeil! 
 Yaël me prend dans ses bras, m’embrasse, sa peau est douce, elle sent bon. Je me ressaisis et dis:
   -Je prends une douche en vitesse, j’en ai pour deux minutes...

mercredi 29 février 2012

C'est ma deuxième semaine.. (148)

  C’est ma deuxième semaine au turbin, je suis encore dans une bonne moyenne, cependant j’entrevois que le vent peut tourner à tout moment, c’est comme au jeu. Pour l’instant, Ethan, l’homme au regard diabolique, occupe mon esprit. Chaque fois que je le croise, je suis aimantée, pourtant, je sais qu’il ne faut pas, mon instinct me dicte de rester à l’écart, mais c’est plus fort que moi. Aujourd’hui, après le boulot, je vais le filer en voiture, et repérer sa maison. On se retrouve dans l’ascenseur, entouré de trois autres vendeurs, il fait semblant de ne pas me voir. Sur le parking, Ethan se dirige vers une vieille caisse. Avant d’ouvrir la portière, il regarde vers moi et dit -A ce soir! Interloquée, je n’ai même pas le temps de lui répondre, il démarre en trombe. A la faveur d’un feu rouge, je le rattrape à distance suffisante. Après une dizaine de minutes, il tourne à droite dans une rue d’un quartier de petits pavillons pouilleux, il s’arrête devant l’un d’eux, s’y engouffre. Je me gare à quelques mètres. Je reste un moment à attendre, je suppose que c’est là qu’il crèche. Je note le numéro de la maison, et redémarre lentement pour lire le nom de la rue et rentre chez moi. Je passe le reste de la journée à lire, je tente même quelques croquis tout en pensant si oui ou non je vais aller à l’étrange rendez-vous. Quand je suis indécise, je tire à la courte paille à ma façon, c’est à dire que je compte, par exemple, combien de voitures sont garées sur le parking d’en face, si le nombre est pair, c’est bon, j’y vais! Le nombre est pair, mais deux secondes après, un vieux camion déglingué se fraie une place à gauche de l’entrée. Mais il ne compte pas, non, le nombre était bien pair avant qu’il n’arrive... je fume un joint, me prépare à partir, quand le téléphone sonne. C’est Yaël, elle voulait passer. Je lui explique que je vais rendre une visite à Ethan. Un long silence suit, puis elle dit:
    -Je n’ai pas de conseils à te donner, mais si tu veux te jeter dans la gueule du loup, à toi de voir, ce type est un cinglé pas très «gentil» d’après la rumeur, moi, il me fait peur!
    -A t’entendre, il serait un serial killer
    -Eliette, que veux-tu que je te dise, fais comme tu le sens, on se voit demain?
    -Ok, demain dans l’après-midi, après le boulot, ne viens pas trop tôt!
   Malgré les mises en garde, j’y vais, tant pis, je signe peut-être mon arrêt de mort, je m’en fous. Je retrouve sans difficulté la rue, le petit pavillon. Sa bagnole est toujours à la même place. De la fenêtre, une faible lumière filtre au travers de rideaux aux motifs de feuillage stylisé dans les tons vert ocre. Je m’avance et sonne. Deux secondes plus tard, je suis face à Ethan. Pas étonné de me voir, il dit:
   -T’en as mis du temps, viens, j’ai quelques coups de fil à donner et après je suis à toi!
  Je m’installe dans un fauteuil, regarde autour de moi. Tout est neutre, aucun objet personnel à part quelques vêtements jetés ici et là, quelques magazines et journaux en hébreu; un intérieur déprimant de meublé peu cher. Entre-temps, il appelle des copains, je n’écoute pas, trop absorbée à détailler l’endroit. Cinq minutes plus tard, Ethan vient vers moi et dit:
    -J’ai invité quelques potes.
    -Ah bon! Pourquoi? tu as peur de t’ennuyer tout seul avec moi?
   -Ecoute, je sais que tu veux baiser avec moi, mais pour cela j’aimerais en faire profiter mes amis!
    -C’est bien ce que je disais, tout seul tu n’y arriverais pas en quelque sorte?
    -Disons que c’est plus excitant!
  Je me lève et fais mine de partir, Ethan me rattrape avec brutalité, m’embrasse avec fureur, me susurre qu’il me veut, que je dois rester. Après tout, n’est-ce pas ça que je suis venue chercher, et ajoute que de toute façon, je n’ai plus le choix, qu’ils vont arriver d’un moment à l’autre. Je n’essaye pas de me sauver, ne résiste pas...