mercredi 19 janvier 2011

Dès les premiers Jours (19)

  Dès les premiers jours, j’ai su que Gil préfère les femmes, de toute façon je m’en fous, pour moi homme ou femme, c’est pareil, par contre, ce que je n’avais pas envisagé, c’est que Gilberte puisse tomber amoureuse de moi. 
  Il m’est arrivée de me sentir attirée par certaines de mes copines. Avec Dolorès, ma meilleure amie, il ne s’est jamais rien passé. Ce n’est pas son truc, pour elle, il n’y a que les mâles. On se partage nos conquêtes masculines, enfin partager, c’est un bien grand mot! Quand un homme s'intéresse à moi, elle a tôt fait de se l’accaparer! 
  On s’écrit régulièrement; ses lettres sont tantôt insouciantes, drôles, tantôt tragiques et désespérées, mais révèlent sa nature cyclothymique. J’ai toujours préféré les individus singuliers, les autres m’ennuient.
  Ce matin, Gilberte m’emmène visiter les ruches disséminées dans la garrigue, celle-ci étant petites, il faut les surveiller pour éventuellement recueillir des essaims pour les déplacer ensuite vers de nouvelles ruches. A mon grand soulagement tout ce petit monde se porte très bien d’après Gil.
  -Il suffira de récolter le miel en septembre, tu verras, c’est passionnant.
  -Mais j’ai la trouille des piqûres!
  -On se protège et on enfume les abeilles pour les calmer.
  Les broussailles commencent à jaunir bien que l’on soit qu’au début de l’été. Une perdrix s’envole, effrayée par nos voix; au loin le braiment tragique d’un âne solitaire rompt le calme du shabbat. Il est temps de rentrer, le soleil implacable cogne déjà...
  Gilberte est très attentive à mon égard, en grande soeur incestueuse. J’ai cédé à son amour. J’admire sa liberté presque totale, je dis bien presque car elle souffre secrètement de cette écharde qui est le regard d’autrui sur sa différence, d’où son côté bougon qui fait partie de son charme. 
  Chaque jour, Gilberte me trouve de nouvelles attributions. Cette fois, il faut rafraîchir les tombes des soeurs dans le petit cimetière qui se trouve derrière un mur rejoignant celui  de l’enceinte, et qui forme une enclave en contrebas du jardin. On y accède par quelques marches au bout desquelles un portique s’ouvre sur une allée bordée de cyprès; là, de part et d’autres les sépultures s’alignent sagement. Mon travail consiste à poncer et repeindre les croix de bois, une cinquantaine environ, puis à réinscrire les noms dont certains sont devenus illisibles avec le temps. Malgré le voisinage de la mort, jamais je n’aurais pu imaginer qu’une telle besogne puisse me procurer tant de bonheur et de sérénité. En cette occasion, Gil me déclare officieusement Héroïne secrète.