mardi 7 août 2012

A cinq heures et demie (159)


   A cinq heures et demie du mat, on arrive à la marina. Norton se dirige vers un des nombreux pontons; il s’arrête devant un petit voilier en bois d’une dizaine de mètres de long, saute d’un pas léger sur le bateau, ouvre la cabine. L’intérieur est tout en bois et cuivre, à l’avant deux couchettes spacieuses. Je me jette aussitôt sur l’une d’elle, fais semblant de m’endormir ce qui ne plaît pas à Norton:
  -Si tu crois qu’on est venu pour flemmer, tu fais fausse route, allez, pas de temps à perdre moussaillon!
  -Oh, capitaine, laisse-moi juste me reposer ne fût-ce qu’un quart d’heure, le temps que tu amènes le matériel, s’il te plaît!
  Norton repart en maugréant. La nuit passée, j’avais furieusement envie de baiser, mais il s’était endormi comme une souche. Contrariée, je n’ai pu fermer l’oeil, ressassant des tas de questions sur cette relation naissante. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’il attend de moi, pourquoi ce manque de désir de sa part? Après tout, peut-être qu’il est réellement ange...Je m’endors, bercée par les clapotis, puis réveillée en sursaut, le bateau tangue, ça doit être le saut de l’ange! Norton me dévisage dans la pénombre de la cabine et dit:
  -Tout ce dont nous avons besoin est sur le pont. Il faut se mettre au boulot. Nous n’avons qu’une semaine, ce n’est pas bien long pour un tel travail! Tu vas commencer par poncer le vieux vernis de toutes les boiseries. Fais gaffe à ne pas griffer les parties métalliques, tu as trois rouleaux de toiles émeri, fin, moyen et gros. Frotte en rotation régulière, pas trop fort, ouvre tous les hublots, couvre-toi la bouche et le nez d’un chiffon, on passera l’aspirateur en fin de journée. Pendant ce temps j’attaque le mât, il doit également être poncé et verni. 
   -Comment vas-tu arriver là haut?
  -J’ai mon attirail spécialement conçu pour ce genre d’opération. Le plus difficile, c’est de grimper au sommet, une fois ma nacelle accrochée, je peux monter et descendre à l’aide de la poulie, c’est pas plus compliqué! Allez, j’y vais!  Ah, oui, j’oubliais, on fera une pause à midi, j’ai acheté de quoi manger, il y a de l’eau dans le jerrican là-bas dans le coin cuisine et si tu dois pisser, tu peux utiliser les wc, mais n’y jette pas de papier...
  Je n’avais pas vu le placard cabinet de toilette en entrant, à gauche. Miroir, évier et cuvette pour lilliputien, un peu comme dans les trains sauf qu’on ne chie pas directement dans la mer, je suppose... Après toutes ces considérations, j’enfile des vêtements de travail, m'attelle à la tâche. Je n’ai pas senti le temps passer. Norton descend, c’est l’heure du déjeuner. Nous nous installons sur le deck pour manger le repas plus que frugal composé d’une espèce de yaourt de soja, pomme et banane. Je sens que je vais maigrir avec un tel régime, d’ailleurs, Norton me trouve un peu ronde, je ne pense pas correspondre tout à fait à ses critères de beauté, je suis sûre qu’il préfère les lattes de son cours de danse, sauf quand il est complètement pété, alors il se rend compte qu’il est agréable d’avoir de la matière à palper! Il y a peu de va-et-vient dans la marina, de temps en temps un voilier sort. Un peu plus loin, des yachts de luxe voguent au large, vers Santa Catalina... Et nous on est là à nous éreinter pour quelques dollars. C’est comme si Norton avait lu mes pensées, il dit:
   -Tu vois, je crois que nous deux, on ne pourra faire longtemps route ensemble, on est trop pauvre l’un comme l’autre, ça ne peut pas marcher. 
     Je le regarde incrédule, je ne veux pas croire qu’il ait dit ça! Je lui réponds:
    -Alors, pourquoi sommes-nous ici, assis côte à côte, je te comprends pas!
    -C’est qu’idéalement ce n’est pas souhaitable, je t’assure!
   -Ben, voyons! évidemment, il vaut mieux être beau, riche, et en bonne santé que pauvre et malade! Si c’est ça que tu veux dire! Tu enfonces des portes ouvertes...
   -Mais  pourquoi tu le prends sur ce ton, tu vois bien que je fais tout pour te venir en aide, je fais ce que je peux parce que je t’aime bien!
   Je reste silencieuse, que puis-je répondre, je suis vexée au plus profond de mon être. S’entendre dire qu’on vous aime bien! C’est ce mot «bien» qui fait la dissonance. J’ai ces quatre lettres en horreur, c’est une demi-mesure, c’est mièvre. Je retourne poncer comme une enragée prononçant pour moi-même: il m’aime bien, bien, bien, bien. Des larmes coulent sur mes joues, tombent dans la poussière, formant des taches sombres sur le bois poncé.